TEXTE

 

Au-delà de l’humain

 

Texte écrit en juillet-décembre 1991avec Naïma Lefkir-Laffitte,

paru en juin 1992 comme chapitre du livre L’Irak sous le déluge, Paris : éditions Hermé, sous le titre « Souvenir de lenfer »,

 

 

 

 

Dans un film tourné sur la Palestine, Les figuiers de barbarie ont-ils une âme?, un vieil homme pleure. En parcourant le jardin public qui a effacé le lopin d’où il a été chassé, il reconnaît l’arbre qu’il a planté. Il ne peut plus le soigner, ni auprès de lui trouver le réconfort...

 

- Les droits de l’homme? s’exclame-t-il. Mais nous ne sommes même pas considérés comme des animaux! Si au moins nous avions les droits des animaux...

 

Dans l’ascenseur du Ministère du Commerce, les journalistes qui sortent de la conférence de presse, discutent sur les conséquences humaines catastrophiques du blocus.

 

- Qu’est-ce que cela veut dire, les droits de l’homme pour les Français? lance en langue arabe le correspondant de l’Agence Chine nouvelle. On dépense beaucoup d’énergie pour défendre les animaux maltraités par l’homme, mais que fait-on pour les enfants d’Irak?

 

Et il demande qu’on traduise ses questions aux journalistes de l’équipe de TF1. Suit un grand silence. C’est que la question est vraiment terrible: les hommes d’Irak seraient-ils moins que des animaux?

 

La convention de Genève du 12 août 1949 interdit « d’attaquer, de détruire, d’enlever ou de mettre hors d’usage des biens indispensables à la survie des populations civiles, tels que les denrées alimentaires et les zones agricoles qui les produisent, les récoltes, le bétail, les installations et réserves d’eau potable et les ouvrages d’irrigation »... Mais la coalition armée pour faire respecter le droit, n’a fait en Irak que violer le droit dont elle se réclame.

 

Monseigneur Raphaël Ier Bidawid est un homme rond. Il parle dans une belle langue française, avec lenteur et douceur. Ses propos expriment cependant la colère.

 

- Personne n’arrive pas à comprendre de quel droit on prive les gens du minimum nécessaire pour la vie. Ici, on les tue tous les jours par ce blocus. Il s’agit de la plus grande injustice que le monde qui se dit civilisé et démocratique, a commis contre tout un peuple. Les Occidentaux devraient avoir honte. Cette attitude est indigne ! Ils ont dépassé la limite de la morale, et même de l’humain.

 

Mahmoud, ingénieur de travaux publics, ne porte pas Saddam dans son coeur, mais il est révolté par cette attitude.

 

- Le peuple a déjà tout donné, tout vécu, jusqu’au plus intime de ses croyances.

 

Ainsi, pour punir un homme, il serait licite de tuer un peuple entier!

 

 

***

 

 

Le 6 décembre 1990, part d’Alger le Bassora Ibn Khaldoun, un bateau pour l'Irak qui, chemin faisant, prend des passagers à Tunis et Tripoli (*). L’initiative vient de l’Union des Femmes Arabes, qui s’était réunie à Sanaa, en septembre 1990. À bord du navire, armé par la Compagnie Algérienne de Navigation et battant pavillon irakien, cent quatre-vingt-neuf femmes, quatorze enfants et quarante-huit hommes, équipage et journalistes. Différentes nationalités du monde entier. Le Bassora-Ibn-Khaldoun est chargé d'une cargaison de lait, de sucre et de médicaments pour les enfants d'Irak. Toutes marchandises qui, selon l'ONU, échappent à la série d’embargos décidés par les résolutions d’août 1990.

 

À Port Saïd, les autorités égyptiennes refusent l’autorisation d'accoster en plein jour, de crainte d'un accueil populaire. Elles empêchent l'approvisionnement du navire en eau potable, interdisent de procéder aux contrôles techniques et réparations nécessaires, et obligent au paiement de la somme exorbitante de 100.000 dollars pour le passage du canal, comme s'il s'agissait d'un navire de commerce qui va faire du trafic de guerre. Puis, c'est Port Soudan, Hodeida, Aden. On se réunit chaque jour pour présenter chants et danses de son pays, pour échanger réflexions et projets d'actions pour la paix.

 

Le 26 décembre à 4 heures 45 du matin, à Bahr Al-Arab, près de l’île de M’sira au large de Oman, un bruit assourdissant entoure le bateau. Réveil brutal, tout le monde se précipite sur le pont. Une vingtaine de bâtiments de guerre de la coalition encercle le Bassora-Ibn-Khaldoun. Quarante hélicoptères décrivent des cercles au-dessus de lui et passent parfois si bas qu'ils menacent d'écraser les passagers.

 

- Down ! Inside, go ! lance un haut-parleur.

 

Par des échelles de cordes, cinq cent hommes en tenue de combat descendent sur le Bateau de la Paix.

 

- Grands et forts, le visage peint en noir, rouge, jaune ou vert, effrayants, ils n'avaient plus rien d'humain, raconte Saïda Benhabyles, présidente de la délégation algérienne sur le bateau.

 

Les marines américains, les parachutistes anglais et australiens investissent le navire comme s’ils prenaient d'assaut une forteresse ennemie armée jusqu'aux dents. Les journalistes sont sauvagement battus et leurs appareils brisés. Le capitaine et ses assistants torturés et ligotés, la passerelle et le poste d’équipage, la cabine radio, saccagés. On s'en prend aux femmes et aux enfants. Bombes fumigènes, grenades lacrymogènes, tirs d'intimidation. Pendant deux heures, les femmes qui tombent sont piétinées, certaines traînées par les cheveux et rouées de coups. Acharnement de la soldatesque qui frappe sans distinction femmes et enfants, à coups de crosse.

 

- Comme des bêtes sauvages, dit Saïda. Une chose est sûre: ils étaient drogués.

 

Une immense ratonnade. Soixante-seize femmes et enfants sont blessés. Deux femmes enceintes font une fausse couche. Tout le monde est enfermé dans les cales pendant dix heures, sans soins ni médicaments, sans eau, sans nourriture, sans lumière. Les hublots sont bouchés, la ventilation arrêtée. Parqués dans les cales, comme des animaux. Les médecins du navire demandent des soins et des médicaments. En guise de réponse, l'équipe médicale militaire montée à bord avec les assaillants, se contente de photographier les blessés de face et de profil. Mais de soins, point.

 

Pendant plus de deux semaines, prisonniers dans les cabines gardées par les marines, avec pour seule nourriture une ration de riz et d'eau... pendant que les avions survolent de jour comme de nuit le bateau toujours encerclé par les bâtiments de guerre... Dix-huit jours d'attente, d'angoisse et de torture morale, sans qu'aucune organisation spécialisée dans la défense des droits de l'homme ne proteste: ni Amnesty International, ni la Croix Rouge Internationale, malgré les appels de détresse envoyés... Dix-huit jours de calvaire, au terme desquels le Bassora-Ibn Khaldoun est enfin autorisé à entrer dans le port irakien d'Oum Kasr, mais après que tous les vivres et les médicaments ont été confisqués...

 

 

***

 

 

Les cris d'alerte des commissions d’enquête qui se succèdent en Irak depuis le mois de mars sont délibérément ignorés. Les comptes-rendus des missions privées de médecins comme ceux de Havard sont balayés d'un geste de la main. Les rapports des missions officielles de l'ONU, comme celui de Martti Ahtasaari[1] ou celle de Sadruddin Aga Khan n’y font rien. Bernard Kouchner, qui fait profession des droits de l'homme, ne s’en émeut pas: pour lui, il n’y a pas plus d'épidémie que de famine en Irak. Pour lui, tout cela n'est que propagande officielle, dans le but de faire lever les sanctions qui frappent l'Irak. Mais jusqu'à quand faut-il qu'un peuple se prive de nourriture et de médicaments pour être considéré en danger?

 

« La soumission intentionnelle du groupe à des conditions d'existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle », représente, selon la Convention de l'ONU de 1948, une des caractéristiques du génocide. Mais on ne s’inquiète de génocide si l'on pense qu'il s’agit d'êtres humains...

 

Les caméras de télévision s'attardent longuement, en janvier et février, sur l'angoisse des familles israéliennes sous la menace des Scuds. Mais elles gomment la douleur des familles palestiniennes soumises au couvre-feu israélien, gomment celle des familles irakiennes sous les bombardements... Il ne s'agit pas là de simple propagande de guerre. La croisade du Golfe voit une armada technologique frapper avec une sauvagerie inouïe un pays tout entier sous prétexte d’éviter les pertes humaines, signifiant par là que les centaines de milliers d’Irakiens sacrifiés à l'idole du droit international sont bannis de l'humanité. Il y eut quelque chose d'irréel dans la manière de rapporter les combats. Personne ne meurt dans la guerre propre, ni du côté des Irakiens, ni surtout du côté des alliés. Les seuls soldats tués chez les coalisés ne le sont pas par des soldats irakiens, mais par des erreurs alliées. Ils périssent sous des erreurs de tirs alliés, ils sautent sur des mines disposées par les alliés eux-mêmes. Si un Scud détruit une caserne américaine à Dharhan, entraînant des dizaines de victimes, cela est dû à une erreur technique: les Patriotes se sont pris mutuellement pour cible en laissant passer un missile ennemi... Les Irakiens n'ont aucune existence, l'Irak n'est qu'un no man's land...

 

Mohammed Saïd Saggar, calligraphe et poète irakien de l'exil, écrit à Paris ces vers sur la guerre (*):

 

   Le droit de l'Homme

   est un droit qui flotte dans les songes

   et qui s'engloutit dans l'errance

  

   Le droit de l'Homme

   est un droit qui nous abandonna il y a longtemps

   et nous oubliâmes tous ses traits  

 

   Le droit de l'Homme

   est un droit... auquel nous n'avons pas droit.

 

_____________________

 

(*) Mohammed Saïd SAGGAR, texte non publié, communiqué par l'auteur, et traduit par Rayya Saggar.

 

Nordine, exilé tunisien à Paris, une belle mémoire de la colonisation, dont le père naquit l'année de l'entrée des Français dans son pays:

 

- D'où vient cette volonté de l'Occident de tuer? Tuer, c'est une constante. Ils ont tué les Indiens, les Noirs, les Juifs...

 

Ce qui lui apparaît comme une caractéristique, c'est la manière de tuer. Bien sûr, le sabre et le fusil ont tué les Indiens, mais plus encore, la faim et la maladie provoquée. Il suffisait de tuer les bisons et de parquer les Indiens pour les décimer en masse. Les Noirs d'Afrique ont connu semblable martyre, au Congo par exemple. Pour refus de soumission, refus de payer l'impôt de capitation ou refus de corvée qui privait les terres du travail fécondant, on brûlait au début du XXème siècle les récoltes des villages récalcitrants. Et les peuples fuyaient, affamés et frappés par les maladies et les épidémies qui se déchaînaient.

 

- On fait la même chose avec l'Irak, dit Nordine. Même les animaux, on ne les tue pas ainsi...

 

- On parle de blocus sur les marchandises, fait remarquer Nizhar, le vieux poète. Mais on ne parle pas du terrible silence qui nous entoure. Le plus scandaleux, c'est ce blocus mental que l'Occident organise sur notre humanité. L'homme d'Irak, celui de Palestine, celui d'Orient est banni de l'humanité.

 

Pourquoi cette négation de l'autre comme homme? Où sont les Saint-François d'Assise, ceux qui voulaient poursuivre le dialogue avec l'islam en pleine croisade? Où, les Las Casas, dénonçant l'interdit des Indiens prononcé par l'Europe autoproclamée nouveau peuple élu? Où, les Rousseau affirmant l'homme sous l'esclave? Où, les Antonin Arthaud stigmatisant, au plus fort de la violence colonisatrice, la conscience séparée? Ils existent, mais leur voix est inaudible, à nouveau submergée par la déferlante de négation qui, partie d'Amérique et d'Europe, reflue dans les sociétés occidentales elles-mêmes avec son cortège de perversions.

 

- Cinq mille ans d'histoire, c'est trop pour l'Amérique qui n'a que deux cent ans! s'écrie Lakhdar, un ingénieur algérien travaillant en France. C'est toute une civilisation que veut détruire l'Occident. Elle est là, comme un reproche...

 

- Nous bombardons le Paradis! écrit Michel Serres, début février 1991. Vingt-cinq mille tonnes de bombes sur le Paradis perdu... Les lieux fondateurs ont toujours été le siège de grands affrontements.

 

Qu'a cherché la coalition en bombardant le pays d'Adam et Eve? Qu'ont cherché les troupes américaines en pillant le site d'Our, ville d'où Abraham entreprit son long périple? L'Occident officiel se voit héritier unique et exclusif de toutes les civilisations humaines: il pense les avoir toutes dépassées, dans sa vision d'un long progrès linéaire de l'esprit humain. A-t-il éprouvé le besoin de faire disparaître les traces du commencement, qu'il a enfouies dans le mythe? Ces restes sur lesquels s'enracinent d'autres civilisations, vivantes mais niées? Comme pour leur interdire toute filiation légitime?

 

Dans les eaux étales que le barrage de la coalition maintient de force en Mésopotamie, il n'y aurait donc que poissons et serpents, voire qu'un monde larvaire à cent lieues de l'émotion d'homme?

 

Lors du déluge qu'ils avaient provoqué, les dieux s'épouvantaient des conséquences de leur décision. La déesse Ishtar gémissait[2] :

 

    Elle pleurait de sa sublime voix et se lamentait:

 

     « J'ai accepté la destruction de mes créatures

      moi qui les ai engendrées

      maintenant elles remplissent les flots

      comme des oeufs de poisson ».

 

    Avec elle, les dieux Anonnaki pleuraient

    oui, les dieux accablés se lamentaient

    et leurs lèvres se desséchaient.

 

Mais le déluge qui frappe l'Irak d'aujourd'hui, est fait de mains d'hommes, d'hommes d'Occident. Et eux, qui se voient comme des dieux, ne ressentent pas la douleur qui fut celle d'Ishtar. Au-delà des limites de leur monde, qu'ils ont baptisé civilisé, il ne perçoivent qu'un univers, peuplé de diables et de démons... Aucune compassion ne vient les ébranler. Qui met une limite à l'humanité, reste-

t-il humain? Terrifiante négation de l'autre, où s'enracine le crime contre l'humanité...

 

Le Cheikh Mousliheddin Saadi est, dans le Bagdad du XIIIème siècle, un des maîtres soufi [3] les plus respectés. Ayant entrepris des longs voyages en Turquie et en Abyssinie, en Inde et jusqu'en Chine, en Egypte et jusqu'au Maroc, il écrit ces vers[4] :

 

   La race humaine est composée d'hommes, tous

   Issus de la même source. Lorsqu'un homme

   Ressent une douleur, les autres ne peuvent rester

   Indifférents.

   Vous qui restez blasé devant la souffrance des

   Autres, nous ne méritez pas d'être appelé un

   Homme! 

 

 

***

 

 NOTES

 

[1] Martti AHTASAARI (Mission dirigée par), Rapport sur les besoins humanitaires au Koweït et en Iraq au lendemain de la crise, présenté au Secrétaire général, daté du 20/3/1991, Conseil de Sécurité, Nations unies.

 

[2] L'épopée de Gilgamesh. La traduction utilisée dans cet ouvrage est celle de Abed AZRIE, Berg international, Paris, 1979.

 

[3] Soufi: adepte du grand mouvement mystique musulman, le soufisme.

 

[4] SAADI, Le jardin des roses, Traduction de Omar Ali Shah, Albin Michel, Paris, 1966.

 

 

 

 

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