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L’Iraq, nouvel Eldorado ?

 

 

Texte écrit le 28 août 2003

paru dans Les Cahiers de l’Orient, n° 72, 4ème trimestre 2003

 

 

 

Les conquistadores espagnols du XVIe siècle partirent en Amérique latine à la recherche d’un pays mythique dont les fabuleuses richesses en or allaient régler tous les problèmes de l’Espagne. La manière dont les troupes et les entreprises étasuniennes se précipitent, à cinq siècles de distance, sur l’Iraq d’aujourd’hui en pensant que l’or noir va tout régler relève probablement de la même illusion.

Il est vrai que les capacités pétrolières du pays sont prodigieuses, et plus importantes que ce que l’on croit. Selon une étude de la Deutsche Bank, les réserves iraquiennes étaient jusqu’ici estimées à 112 milliards de barils, seraient supérieures à celles de l’Arabie saoudite et atteindraient 332 milliards, et ce avant même que les recherches interrompues par la guerre ne reprennent[1]. Le pactole iraquien pourrait alors approcher 30% des réserves mondiales. Le déplacement vaut donc le coup. Le problème est cependant que huit ans de guerre avec l’Iran, la guerre du Koweït et le terrible blocus qui s’en est suivi pendant 12 ans et, pour terminer cette épouvantable série, la guerre actuelle, ont laissé le pays totalement dévasté et ruiné, une population usée et exsangue. L’Iraq, dont les exportations pétrolières constituent 95% des recettes extérieures, a vu de 1989 à aujourd’hui son PIB, qui s’élevait alors à 60 milliards $, baisser de moitié. Comme sa population est passée dans le même temps de 17 à 24 millions d’habitants, le PIB/hb est tombé de 3.500 à 1.250 $ en monnaie constante, chutant donc des deux-tiers. Les États-Unis peuvent se vanter d’avoir sinon d’avoir ramené l’Iraq « à l’âge de la pierre » comme l’avait promis George Bush père, du moins de l’avoir précipité dans une situation de pays des plus pauvres : la position de l’Iraq dans l’index de développement humain du PNUD est passée du qui était classé de la 59ème place sur 130 pays à la 16ème sur 174[2].

Tout a été détruit des infrastructures économiques, à commencer par la production pétrolière, l’électricité et le téléphone. L’équipement industriel, totalement obsolète du fait de l’abandon de l’investissement pendant 20 ans, ne fonctionne qu’à 30% de sa capacité. La production agricole est déficiente du fait de l’interruption des procédures de désalinisation par la guerre et le blocus, les rendements se sont effondrés du fait de l’incapacité à utiliser le matériel et les engrais à cause du blocus, le cheptel ovin et bovin est réduit de moitié. Les infrastructures sociales ont été réduites à néant. La situation sanitaire, jadis une des meilleures de la région, est déplorable : la mortalité infantile est passée de 1990 à 2002 de 25 à 95‰ et 25% des enfants sont victimes de malnutrition[3]. Le système éducatif, qui assurait un haut niveau d’instruction, s’est totalement effondré : 25% des enfants d’âge scolaire ne fréquentent plus l’école. Tout est à refaire. Les estimations les plus couramment avancées pour la reconstruction tournent autour de 20 milliards $ annuels pendant une décennie[4]. Dans les milieux de la Banque mondiale, où l’on avance le chiffre de 140 milliards, on compte 13 milliards pour la remise en place du réseau électrique, 16 pour l’approvisionnement en eau potable, 15 pour les transports et 16 pour constructions détruites[5]

Cela n’est pas tout. Il faut assurer les dépenses courantes de nourriture, de santé et d’éducation à une population réduite à un niveau de survie : Pensons que le salaire mensuel d’un professeur d’école ne permet aujourd’hui que d’acheter 2 kg de viande ou 60 oeufs… Quant, pour satisfaire ses besoins élémentaires dans le cadre de la résolution 686 des Nations unies, le secrétaire général de l’ONU proposa d’élever ses ventes de pétrole à 5,2 milliards $ par semestre, le gouvernement iraquien déclara que cela lui était impossible à cause de l’état de ses installations. Si l’on tient compte des retenues opérées sur les ventes, soit 59% de leur montant, la somme dont le gouvernement disposait, cela porte à 6,4 milliards $ les besoins strictement minimum du budget iraquien pour assurer les besoins vitaux de la population.

Faire face à ces deux types de besoins avec les propres ressources de l’Iraq nécessite donc, sur la base de ces estimations, 27 milliards $ de dollars par an. Il faudrait davantage plus pour permettre à la population d’obtenir un niveau de vie décent. Or, quand on considère toutes les hypothèses de production et leur influence sur le prix du marché, les cours possibles du baril[6], les recettes nettes des exportations oscillent entre 16 milliards $ (hypothèse basse), chiffre qui correspond à la vente de 2,5 milliards de barils/jour à 22,5 $, pris d’équilibre économique du marché ou autour de 5 milliards de barils/jour à 15 $, et 27/28 milliards $ (hypothèse haute), chiffre qui correspond à la vente de 2,5 milliards de barils/jour, prévision faite à la fin l’année au cours actuel de 30 $ si les sabotage des oléoduc cesse... ou 5 milliards de barils/jour, objectif souhaité par les occupants, à un prix du marché autour de 25 $ le baril. Mais nous sommes toujours dans l’hypothèse où, comme précédemment, toutes les recettes reviendraient à l’État iraquien, ce qui semble pour l’instant exclu puisque, comme l’indique le fait qu’une partie des réserves du pays ont été affermées à la compagnie Halliburton[7], l’idée est de privatiser le pétrole. Si l’on s’en tient à la règle du fifty-fifty en vigueur en pareil cas, les recettes seraient divisées par deux, variant dans la fourchette 8/14 milliards de dollars pour des dépenses nécessaires de 20/24 milliards, soit les sommes précédentes diminuées des investissements pétroliers désormais à la charge des compagnies étrangères. Il n’est pas besoin de sortir de la Harvard Business School pour comprendre que c’est impraticable, à moins d’emprunter.

Or l’Iraq ne peut aujourd’hui absolument rien emprunter… Il est déjà le pays le plus endetté du monde en rapport à son PIB. En recoupant les données des banques du Club de Paris, celles des experts du G8 et de nombre d’instituts indépendants, on peut estimer la dette actuelle de l’Iraq à 380 milliards de dollars[8], soit plus de 6 fois son PIB actuel. Elle se décompose ainsi : 120 milliards de dette publique et bancaire, 60 milliards de dettes à des entreprises privées, 200 milliards au titre des compensations reconnues aux pays du Golfe lors de la guerre de 1991[9]. Mais cela n’est pas tout. Les États-Unis comptent 80 milliards pour la guerre et estiment à 4 milliards par mois le coût de l’occupation dans les conditions actuelles[10]. Les idéologues de l’administration Bush fils s’imaginaient que les dépenses de l’occupation allaient coûter la première année 16 milliards avant de décliner rapidement[11]. Mais on se rend compte que le nombre de soldats ne peut être réduit et que, sur la base actuelle, il faudra autour de 50 milliards pour un an, 100 pour deux ans. Et il ne faudrait pas oublier les Britanniques… Imagine-t-on un instant que la puissances occupantes se résigner à financer elles-mêmes les dépenses de guerre ? On n’a pas encore vu de guerre coloniale où les occupants ne se soient payés sur la bête … Le coût de la guerre dépassera probablement les compensations réclamées par les pays du Golfe après la guerre de 1991… Le montant des sommes réclamées à l’Iraq à un titre ou à un autre représenterait ainsi au bas mot dix fois le PIB actuel du pays ![12]

Quoi qu’il advienne, la mise en couple réglée de cet infortuné pays ne pourra jamais payer le prix de l’occupation. Mais il est vrai que l’important dans le pétrole iraquien n’est pas tant la richesse qu’il procure que le pouvoir qu’il donne : en contrôlant le robinet du pétrole, on contrôle non seulement ses rivaux potentiels, mais ses alliés. Les alliés… Donald Rumsfeld, pris d’une subite compassion pour le malheur des Iraquiens, a suggéré aux pays du Club de Paris, notamment aux Saoudiens, créditeurs de 25 milliards, aux Russes et aux Français, créditeurs chacun de 8 milliards, de faire un effort. Très bien. Il existe à ce propos en droit international la doctrine dite des « dettes odieuses »[13] selon laquelle les dettes contractées par un régime contre la volonté de sa population peuvent être supprimées. Mais les États-Unis soulageront-ils l’Iraq en laissant tomber les pays du Golfe, en premier lieu le Koweït qui réclame encore 176 milliards de compensation, et en les amenant à renoncer à leurs créances ? Déjà que le retour de l’Iraq sur le marché pétrolier et la chute du prix du pétrole qui s’en suivra risque de les pendre à la gorge, les précipitant ainsi dans la débâcle après les avoir utilisé pour maintenir pendant quinze ans à un cours acceptable, avec le chaos politique qui pourrait s’ensuivre dans la Péninsule Arabique[14] ? Cela réduirait certes de moitié les prétentions des créanciers sur l’Iraq mais ne suffirait pourtant pas à résoudre le problème. Les pays qui se sont opposés à cette guerre effaceront-ils leur dette pour que l’Iraq finance une occupation qu’ils considèrent comme illégitime et qui vise à les tenir à sa merci en contrôlant leurs approvisionnements énergétiques ? Les États-Unis renonceront-ils en contrepartie à se payer sur l’Iraq du coût de la guerre et de l’occupation qui aggrave le déficit d’un budget qui s’élève déjà, pour l’année fiscale 2003, à 455 milliards de dollars, et à privatiser le pétrole iraquien et à donner ainsi à leurs compagnies pétrolières la rente de 7 à 14 milliards de dollars par ans que cette privation leur procurerait, en les ressources correspondantes à la disposition du gouvernement de ce pays ? Cela fait beaucoup de questions…

Une manière d’alléger le fardeau de la reconstruction serait de laisser les Iraquiens faire avec leurs propres idées, leur propre savoir faire que tout le monde reconnaît, au lieu de passer par la médiation des sociétés privées étrangères qui, en imposant leurs concepts et leurs procédures, introduisent un prix calculé au coût des facteurs sur le marché international, ce qui multiplie le prix évalué au coût des facteurs locaux dans des proportions allant probablement de cinq à dix, avec cet autre inconvénient d’extérioriser totalement la société par rapport à elle-même. Prenons l’exemple de l’électricité : en 1991 les Iraquiens sont parvenus à remettre en fonctionnement, avec les moyens du bord, un minimum de réseau bien plus vite qu’aujourd’hui. Les occupants, qui ont dépêché sur place des milliers de spécialistes à la charge de l’Iraq, n’y parviennent pas aujourd’hui parce qu’ils veulent affermer la production et la distribution à des sociétés de leurs amis, lesquelles attendent pour cela d’être sûres de leur statut juridique et d’un financement international, et que les ouvriers et ingénieurs iraquiens, les seuls à être directement intéressés à une remise en route rapide, sont privés de toute initiative. La soumission du pays aux règles de l’ultralibéralisme met ainsi en place la dépendance et la subordination tout retardant la reconstruction du pays et en aggravant le poids financier de cette dernière.

En tout état de cause, la société iraquienne ne peut se remettre sur pied que si sa dette actuelle est effacée dans son intégralité et que si le pays peut à nouveau emprunter pour faire face à sa reconstruction et conduire sa population à un niveau de vie décent. Malgré son hyperpuissance militaire, l’Empire américain ne peut imposer les créancier de verser à fonds perdus, lui qui est aujourd’hui le premier débiteur de la planète avec une dette extérieure nette tournant actuellement autour de 3000 milliards $[15]. Toute solution durable suppose en fait un consensus fort de la communauté internationale et la pleine souveraineté iraquienne. Cela exige donc que les solutions soient trouvées dans le cadre de l’ONU et que Washington renonce à sa main mise exclusive sur le pays. Cela paraît difficile, tant l’Empire tient à sa proie… L’Iraq va donc durablement envenimer les rapports entre les États-Unis et ses partenaires.

Si la recherche de l’Eldorado fit jadis converger en Espagne de grandes richesses de l’Amérique, le sort des Indiens n’en fut pas amélioré. Loin s’en faut. L’Iraq d’aujourd’hui n’est pas un Eldorado et, dans toutes les autres hypothèses que la remise totale des dettes, les souffrances du peuple iraquien ne sont pas terminées. Il sera victime d’une nouvelle guerre, une guerre économique impitoyable, la Guerre des Usuriers qui ne manquera pas de fournir à son tour le carburant d’une guerre plus vaste, celle qui poussera les Iraquiens à retrouver leur souveraineté…

 

NOTES

[1] Manlio Dinucci, « La corsa al petrolio iracheno », Il Manifesto, 01/11/2002.

[2] Oxfam international, « Un nouveau départ pour l’Irak », sur le site de l’Oxfam.

[3] Voir « L’Unicef en Irak – Les enfants irakiens aujourd’hui », site de l’Unicef.

[4] Voir notamment Mark Gongloff, « After Saddam, the real work starts », site CNN Money, 10/04/2003, dépêche titre « Restoring Iraq's economy will take years », The Associated Press, 14/04/2003, mais aussi David Brody, « Rebuilding Efforts in Iraq to Cost Big Bucks », site CBN News, 12/08/2003.

[5] Michale Mattes, « World Bank boss warns Iraq needs new constitution for aid to flow in », source Agence France Presse, Baghdad, 30/07/2003, site Reliefweb.

[6] Voir notamment Jean-François Giannesini, ingénieur en chef à l'Institut français du pétrole, « Le pétrole irakien peut-il payer le coût de la guerre  ? », Le Monde économie, 07/04/03, ou encore Ramzi Salman, conseiller au ministère de l’Énergie et de l’Industrie du Qatar, « Iraq: Oil For Reconstruction After Oil For Food », Middle East Economic Survey (MEES), vol. XLVI, n°34, 25/08/2003.

[7] Patrick Jarreau, « Halliburton a obtenu la concession d'une partie du pétrole irakien », Le Monde, 09/05/2003.

[8] Voir notamment Olivier Guez, « Saddam Hussein va laisser un pays ruiné », La Tribune, 19/03/2003.

[9] Un tableau récapitulatif des différentes créances et de leurs estimations est donné par Oxfam international, op. cit.

[10] Chiffres donnés par le directeur du Budget de la Maison Blanche, Joshua Bolten, Agence France-Presse, 30/07/2003.

[11] William Kristol & Lawrence F. Kaplan, Notre route commence à Bagdad, Paris : Saint-Simon, page 122.

[12] Selon certaines estimations, en additionnant le coût de l’occupation et celui de la reconstruction, on atteindrait 600 milliard $. Voir par exemple David Brody, op. cit.

[13] Voir notamment Éric Toussaint, président du CADTM, « Irak, guerre, dette », 14/04/2003, site Medialter.

[14] Voir à ce sujet Nimrod Raphaeli, « The Saudi Nightmare about Iraqi Oil », site MEMRI (Middle East Economic Research Institute), Berlin, 13/06/2003.

[15] Robert E. Scott, « U.S.'s growing trade deficit fuels ballooning net foreign debt », 26/09/02, site de l’Economic Policy Institute.

 

 

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