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Chronique d’une chute annoncée

 

 

Écrit avec Naïma Lefkir-Laffitte, mars-juin 2003

(paru dans Les Cahiers de l’Orient, n° 72, 4ème trim. 2003)

 

 

 

Vendredi 14 mars.

Les six pays « indécis », Angola, Cameroun, Chili, Guinée, Mexique et Pakistan, demandent trois semaines d’inspections supplémentaires en Irak : Washington et Londres refusent. Un bombardier furtif frappe une installation militaire dans le sud du pays. L’aviation anglo-américaine, qui a effectué 108.000 sorties aériennes depuis la fin février 1991, prend prétexte des surveillances pour détruire les défenses militaires. Iraca delenda est. Dès le 11 septembre, les faucons de George W. Bush ont obtenu le renversement du régime irakien qu’ils avaient déjà réclamée à Bill Clinton en janvier 1998. Le 29 janvier 2002, l’Irak est épinglé dans l’« Axe du Mal ». Le 6 avril de la même année, le président confie son but, « la liquidation  de Saddam ». L’appel à l’ONU pour discuter de l’élimination des armes de destruction massive n’a jamais été conçu que comme une modalité mineure.

La pression grandit sur l’opinion : une semaine auparavant, Alice Walker, prix Pulitzer 83 pour le roman La couleur pourpre, et d’autres personnalités célèbres étaient sont arrêtées devant la Maison Blanche lors d’une protestation contre la guerre.

Pendant que les Bourses chutent partout dans le monde, celle de Bagdad, balbutiante et manquant de moyens, monte. Une guerre éclair amènera vite journalistes, hommes d’affaires et touristes.

Samedi 15 mars.

Plus de 15 millions de personnes manifestent dans le monde contre la guerre qui avance. 500.000 à Milan et à Madrid, mais aussi à Montréal, à Berlin. En France, 200.000 personnes défilent dans une centaine de villes, mêlant parfois drapeaux palestiniens et irakiens. On manifeste au Yémen et à Bagdad. Mais l’enthousiasme qui fut celui des rues de Calcutta ou de Rabat en 1990 a fondu.

Au Koweït, dans l’attente de la bataille, des soldats peignent pour tromper l’ennui une mâchoire de requin sous le nez de leur avion avant de « l’habiller » de deux bombes. Réminiscences de la guerre du Vietnam ou de la Première Guerre du Golfe... Une idée s’est répandue dans l’opinion internationale, fatiguée, usée par la litanie des échecs répétés, complaisamment ressassés, celle d’une défaite inéluctable, instillée goutte à goutte durant un an de campagne politique. La médiatisation de l’acheminement des troupes dans le Golfe et la discussion à l’ONU renforcent encore l’impression que la partie était jouée d’avance.

Dimanche 16 mars.

Desert storm, le cauchemar est de retour… Reviennent en mémoire ces visages de l’après-Guerre du Golfe… Ces enfants qui, en juillet 1991, souriaient dans la cour de la mosquée d’Al-Gaylani, heureux de l’avoir échappé belle, que sont-ils aujourd’hui devenus ? Blocus meurtrier imposé par les nations civilisées, véritable génocide qui, mieux que la guerre, a ravagé pour longtemps la société irakienne, donnant la mort à petite dose… Écœurement et nausée devant tant de mauvaise foi pétrie d’invocations des droits de l’homme… Douze longues années de privations, de faim et de dénuement, sans école et avec le sentiment d’être abandonnés de tous. Le bombardement médiatique de l’avant-guerre donne aujourd’hui un peu de chair à ces Irakiens ignorés, qui n’étaient que « les affamés de Saddam ». On découvre qu’il existe des universités, des artistes, des hommes et des enfants qui peinent, des enfants qui voudraient aller à l’école.

Quotidiennement, le petit écran promet l’horreur. « Shema, 6 ans, n’a pas peur des chiens, elle craint plutôt les actualités télévisées », confie un spécialiste norvégien des traumatismes de la guerre. Comme elle, treize millions d’enfants irakiens s’apprêtent à revivre l’enfer des bombes… Le cauchemar revient torturer ce corps moribond. Cris faibles et aigus d’enfants malingres et mourants devant le regard impuissant de leurs parents. Février 1994, une femme hurlait à l’adresse du docteur Gunther : « Vous aimez les animaux, donnez-nous leurs droits »… George W. Bush descend de la passerelle de l’avion présidentiel, bute sur quelque chose, se baisse et ramasse son caniche noir qu’il porte tendrement. Treize millions d’enfants ne valent pas son caniche, ce même caniche nous fait visiter, à travers son regard, la Maison blanche…

Après des heures de persévérance, la communication est obtenue avec Bagdad. De sa maison d’Al-Mansur, Nasra al-Saadun répond, calme : « Nous attendons les bombardements, nous ne savons pas ce qu’il adviendra demain ». A-t-elle pensé aux visages peints en noir, rouge ou vert de ces marines qui, descendus du ciel par des échelles de corde, firent irruption, le 26 décembre 1990 à Bahr al-Arab, sur le pont du navire Al-Basra-Ibn Khaldun où ils molestèrent femmes et enfants, les privant d’eau, de nourriture et de soins pendant dix heures ? A cette époque-là les Irakiens purent sortir de chez eux, plaider leur cause. Nasra avait organisé le périple du « Bateau des femmes contre la guerre » qui, parti d’Alger le 6 décembre, avait reçu un accueil enthousiaste aux escales de Tripoli, Port-Saïd, Port-Sudan, Hodeyda et Aden. Aujourd’hui, elle attend la guerre chez elle.

Lundi 17 mars.

George W. Bush : « Le Conseil de sécurité des Nations unies a failli à ses responsabilités ». Et de lancer un ultimatum de 48 heures à Saddam Hussein pour quitter le pouvoir. Mais, pour démontrer le caractère purement formel de ces propos : « Même si Saddam s’en va, l’armée devra quand même investir le pays », déclare son porte-parole, Ari Fleisher, « pour chercher les armes de destruction massives »…

Un pays grand comme les deux tiers de la France, dont le moindre coin de terre a été scanné par l’œil des satellites, dont le moindre recoin suspect a été tourné et retourné plusieurs fois de façon inopinée à la recherche d’armes qui auraient pu y être enterrées… Dans les sites visités, les inspecteurs ont cassé jusqu’aux armoires métalliques et aux machines à écrire devant le regard incrédule des employés irakiens. Certes les Irakiens n’ont livré leurs secrets qu’à contrecœur et contraints et forcés. Cependant l’essentiel des armements interdits a été détruit et le reste est inutilisable, avance  Scott Ritter qui a travaillé jusqu’en 1998 comme inspecteur de l’UNSCOM. L’été 1994, les ingénieurs irakiens se plaignaient des humiliations des membres de cette commission qui se voyaient déjà en pays conquis. Il fallait à l’époque protéger ces gens contre la colère de la population qui voyait en eux leurs bourreaux. Le moindre incident servait de prétexte pour arrêter les inspections et retardait ainsi la levée des sanctions discutées tous les six mois.

En ce jour, Kofi Annan demande à tous les personnels de l’ONU de quitter Bagdad. Cela sent la guerre. Les diplomates occidentaux font aussi leurs malles. Pour échapper aux bombardements, Saddam Hussein conseille à son peuple de creuser des abris dans leur jardin.

Mardi 18 mars.

Selon Colin Powell, 45 pays sont entrés dans la coalition, mais 15 préfèrent taire leur nom. C’est bien la première fois que l’Histoire nous donne l’exemple d’une coalition clandestine… Louiza Hanoune interpelle Abdelaziz Bouteflika : « Faites-vous partie de cette liste ? »

À nouveau les bombardements, la destruction de tout ce qui a été remis debout. Mustafa Al-Mukhtar, parle de son père, amateur de whisky et de cigares, un des fondateurs de l’armée irakienne, arrachée aux Britanniques comme on arrache un secret à son adversaire. Nous sommes l’été 1994. Reverse technology : c’est par cette expression qu’il désigne les trésors d’ingéniosité que déployaient ses compatriotes pour acclimater et digérer les technologies les plus avancées dans un contre-pied fructueux. Le défi du redressement du pays, de la reconstruction de ses infrastructures et ses bases malgré le blocus. Un point d’honneur mis dans le moindre boulon récupéré, arraché au béton par des hommes silencieux aux doigts meurtris, dans les décombres de la guerre... La reconstruction, un effort humain, bientôt anéanti. Et à nouveau le vocabulaire de l’apocalypse !

Mercredi 19 mars.

L’interminable attente. Le monde entier dresse l’oreille au coup d’envoi de l’enfer. Selon les calculs de l’état-major étasunien, la lune atteindra son premier quartier dans le ciel irakien le 11 mars, et son dernier quartier autour du 25 mars. Idéalement, la nouvelle technologie de vision nocturne peut profiter d’un coup de main de Dame nature. Pendant que, quelque part aux États-Unis, on situe l’efficacité optimale,  sur les deux semaines les plus claires du cycle lunaire, les femmes de Bagdad mettent volontairement fin au cycle naturel de leur grossesse, aidées par les bonnes sœurs de la clinique Saint-Raphaël, dans le Kerrada intérieur.

Jeudi 20 mars.

Il y a douze ans, la planète entière assistait au spectacle en direct de la guerre, intriguée et captée par ces tracés lumineux, soir après soir dans le ciel de Bagdad alors que la coalition alliée pilonnait les positions irakiennes, les points stratégiques et les centres nerveux de la vie sociale. C’était le temps de la « guerre propre » et des « frappes chirurgicales », mais aussi celui où les vies civiles perdaient leur qualité humaine, muées en « dommages collatéraux ». Aujourd’hui, l’évolution technologique a fait des pas de géants, a façonné tous les aspects de cette guerre en subordonnant l’homme à la technique à un degré nouveau, insoupçonné.. Bagdad, 5 h 35 du matin, l’heure de la prière de l’aube. Le ciel de la ville éclairée est strié de tirs de DCA crachés à l’aveuglette contre les B-52 qui, accompagnés d’avions furtifs F-117, ouvrent leurs entrailles grosses de grandioses et mortelles explosions. Avec ces bombardements « ciblés » dits de « décapitation », on vise les bâtiments où seraient tapis des dirigeants irakiens. George W. Bush débute sa journée de travail par une prière collective. La Croix-Rouge commence à égrener la litanie des morts et des blessés.

L’opération s’appelle « Liberté de l’Irak ». Les forces terrestres s’ébranlent à partir du Koweït et, dans la journée, la radio de ce pays annonce la prise victorieuse du port d’Umm Qasr. Dans la soirée, les tirs de missiles reprennent pendant une heure. Gerbes de feu sur les centres du pouvoir et les résidences de la famille de Saddam Hussein.

En France, les lycéens envahissent les rues. En fin d’après-midi, la foule afflue place de la Concorde, à deux pas de l’ambassade des États-Unis. Des jeunes, mais aussi des moins jeunes, une génération entière qui a vécu la décolonisation, l’Algérie, le Vietnam, et qui pensait qu’une page de l’Histoire avait été tournée, rêvant d’un nouveau rapport entre les peuples… Eux aussi ont pu s’imprégner pendant des mois de l’inflexibilité de l’administration Bush fils. Comme si un bulldozer passait dans notre jardin…

Vendredi 21 mars.

Cette première journée de printemps n’est pas comme les autres. Dans la guerre que les médias nous font vivre en première personne, c’est la marche triomphale des troupes anglo-étasuniennes, scandée par des communiqués de presse officiels rayonnants : « la 51e division irakienne, forte de 9.000 hommes s’est livrée avec armes et bagages près d’Al-Basra, encerclée par la coalition et négocie sa reddition. Le contrôle du sud du Pays est quasi-total ». Mais curieusement, malgré tous les journalistes incrustés, pas une image de la progression. C’est au même endroit que se trouvait, fin février 1991, la tête de l’immense colonne de véhicules militaires ayant rompu le combat et de civils remontant de Madinat al-Koweït vers Al-Basra. Sur eux, furent précipités en meutes les hélicoptères tueurs de chars et lâchées les bombes à souffle qui firent plus de vingt mille morts sans réaction possible. On l’appela l’autoroute de la mort… Aujourd’hui, le porte-parole britannique annonce que les alliés pourraient entrer dans la capitale dans 3 ou 4 jours… Sur l’instance pressante de Washington, la Turquie finit par ouvrir son espace aérien aux forces américaines, mais ne cède pas sur le passage des troupes terrestres. Il n’y aura pas d’offensive sur Bagdad par le Nord.

Dans l’après-midi les premiers chars arrivent en vue d’Al-Nasiriya. Les troupes irakiennes sont copieusement bombardées et les combats terrestres s’engagent. Certains groupes de militaires accompagnés de miliciens et de feddayin se replient dans le centre de la ville. Dans la nuit, un déluge de fer et de feu s’abat sur la capitale qui essuie des centaines de passages d’avions et de tirs de missiles frappant l’infrastructure administrative. Images grandioses, lumières rouge sang, éclairs violents et bruit d’enfer dans les ténèbres…

Samedi 22 mars.

Contournant les grandes cités, la tête de colonne de l’armée d’occupation franchit l’Euphrate près de la ville d’Al-Nasiriya et arrive en vue d’Al-Najaf. Au PC du Qatar, on annonce un millier de sorties aériennes dans la journée, des centaines de missiles de croisière et autant de bombes à guidage.

D’épaisses colonnes noires montent à l’oblique dans le ciel de Bagdad. On a mis à feu des tranchées remplies de pétrole pour gêner la visibilité de l’aviation ennemie. Un groupe de dominicains dit, à la télévision, le fracas des bombes, la terreur qu’elles provoquent. En 1991, le directeur des Antiquités expliquait que le limon de la ville amplifie le moindre choc qui se transmet par de terribles trépidations dans le sol, dommageables pour les bâtiments, et surtout insupportables pour les hommes.

Des foules imposantes manifestent à Barcelone, à Berlin, à Londres, par centaines de milliers, les cortèges sont plus modestes à Paris et à New York. Manifestations puissantes également à Amman et au Caire.

Dimanche 23 mars.

Les violents bombardements plongent pour la première fois Bagdad dans l’obscurité. La coalition prend conscience des premiers revers. La chaîne Al-Jazira exhibe des prisonniers. On recherche un pilote tombé près du pont d’Al-Rachid. Animation sur les berges du Tigre, près du ministère de l’Information. Les journalistes sont à deux pas. Contrairement aux cris de victoire des premiers jours, Umm Qasr n’est toujours pas tombé. Al-Basra non plus : en dépit des cris de victoire plusieurs fois claironnés, les troupes britanniques n’ont pas encore pu pénétrer dans la seconde ville du pays. Tristesse et silence de la cité qui fut jadis la Venise du Golfe . Le programme pétrole contre nourriture a été suspendu la veille de la guerre, et le million et demi d’habitants qu’elle compte sont menacés d’une crise humanitaire majeure, en raison des coupures d’eau et des combats. Reviennent les images d’Al-Basra en déshérence de 1991, avec sa désolation d’eaux stagnantes où courent des enfants faméliques dans les odeurs âcres de mazout. Bruits d’enfer.

La guerre apporte sa moisson de termes nouveaux : embedded, pour les journalistes, die-in pour le sit-in des pacifistes à New York. Le « contournement des cités » n’était pas la stratégie originelle. La colonne qui fonce sur Bagdad est confrontée à une forte résistance de l’armée irakienne à tous les points stratégiques, aux verrous d’Al-Nasiriya, d’Al-Najaf et maintenant de Kerbala.

Lundi 24 mars.

Les revers et les colonnes de blindés forçant leur voie dans la gadoue, les soldats embourbés, tout cela s’amalgame pour forger l’image de l’enlisement qui se répand. Les Bourses chutent.

Pour Robert Pingeon, représentant du Parti républicain à Paris, « si les chiites ne se soulèvent pas, c’est qu’ils ont peur des représailles ». Arno Klarsfeld, invité au journal de France 2 en même temps que Jean-Pierre Chevènement, peut l’interrompre, l’empêcher de parler et le traiter de « complice de Saddam » sans la moindre réaction du présentateur. Sur TF1, on parle tout naturellement des « alliés » comme si la France faisait partie de la coalition. Depuis que l’administration Bush a lancé les opérations, le vent a tourné dans les médias français. À la remise des oscars de Hollywood, Michael Moore s’écrie : « Honte à vous, Monsieur Bush, honte à vous! ».

À Nusaybin, au nord de la frontière irakienne, les GI’s démontent leurs installations et à Iskanderun, rembarquent hommes et matériels sous les quolibets des Turcs.

Mardi 25 mars.

Amman est sous la neige. On manifeste dans la ville. La foule est aussi dense que lors du massacre d’Hébron, en février 1994, quand les jeunes des camps de réfugiés étaient montés à l’assaut des quartiers riches. On y attendait des flots de réfugiés à l’approche des troupes de la coalition, s’ajoutant à ceux qui en 1991 vinrent s’entasser sur l’esplanade de l’antique théâtre romain qui fourmillait des abayas noires des femmes irakiennes. Mais c’est l’inverse qui se passe : ce sont les réfugiés d’hier qui cherchent aujourd’hui par centaines à retourner à Bagdad pour défendre leur pays.

Une forte tempête de sable bloque l’avancée du gros des troupes au nord-ouest d’Al-Nasiriya. Mais l’avant-garde de la colonne a dépassé Al-Najaf, trouvant une forte résistance et tuant des centaines d’Irakiens. Un caporal n’en revient pas : « Je ne voudrais pas le raconter à ma mère, elle serait horrifiée. Et je n’aurai même pas besoin de le raconter à mon père, il a fait le Vietnam, et c’est comme tout ce qu’il avait dit ». Al-Nasiriya vit la première bataille urbaine de la guerre. Les cadavres jonchent le sol, une illustration très concrète, au milieu de chars calcinés, dans un brouillard de sable. L’écran de la télévision nous épargne l’odeur de chair brûlée et des cadavres en décomposition. Environ 4.000 soldats franchissent en quelques heures les deux ponts situés au cœur de la ville. Affolés par le saccadé sourd des hélicoptères Apache battant l’air juste au-dessus de leur tête, au milieu de détonation d’armes de tout calibre, de chars et de mortiers, une multitude de civils, femmes et enfants en majorité, fuient en courant.

Mercredi 26 mars.

Les Bagdadis vaquent à leurs occupations, mais les images de télévision ne rendent pas les odeurs du souk d’Al-Shourja, les pleurs de la voix cassée d’Umm Kalthum, dans cette gargote près de Oqba bin Nafih, abîmée par une cassette tant de fois repiquée. Dans la matinée, un missile s’abat sur un quartier populaire d’Al-Chaab, au nord-est de Bagdad, faisant 15 morts et une trentaine de blessés. La ville se prépare au siège. Les forces irakiennes engagent une contre-offensive vers Al-Najaf. Une colonne de véhicules blindés, sortie par surprise d’Al-Basra en direction de Fao, est détruite par l’aviation et l’artillerie de la coalition. Insensiblement, les mots ont changé de camp. Désormais, le « maître de l’Irak », c’est Bush.

Trois camions du Croissant-Rouge koweïti distribuent de la nourriture à Safwan. « Comme on lance un os à un chien » dit un journaliste sur place. En 1991, Provide confort : on vit alors jeter, depuis les hélicoptères, la nourriture aux affamés à la manière dont on donne du grain à la volaille dans un poulailler… Les gens de Safwan n’ont n’en pas voulu… C’est l’eau et l’électricité qui manquent. Pendant que le Conseil de sécurité discours sur l’aide humanitaire, les troupes de la coalition lui enlève toute autonomie, l’intègrent et la subordonnent à leurs objectifs, la ravalant à une arme de leur propagande.

Jeudi 27 mars.

La guerre pourrait être plus difficile et plus longue que prévu. Le Pentagone décide d’envoyer des renforts en Irak avant la fin avril. Environ 125.000 soldats, dont 25.000 Britanniques combattent déjà sur place. Des dizaines de marines sont blessés par des pilonnages d’obus de mortier lorsque leurs unités se prennent mutuellement pour cible près d’Al-Nasiriya. Les barrages de contrôle du Sud ressemblent de plus en plus à ceux de Cisjordanie…

Le 20 juillet 1991, l’hôtel Bagdad était investi par la délégation de Massud Barzani venu signer les accords avec Saddam Hussein. Dans la cafétéria de l’hôtel, à l’atmosphère imprégnée de la musique du Boléro de Ravel, les larges sarouals des peshmergas armés de kalachnikovs se mêlaient aux blanches deshdeshas arabes et aux costumes européens. Aujourd’hui, premiers parachutages de troupes étasuniennes au Kurdistan, pour encadrer la marche des peshmergas sur Kirkuk et Mosul... Les collines vertes de blé et d’orge tendre tranchent avec l’ocre du désert du Sud. Les Anglais voudraient une administration onusienne. Les Américains répondent : « C’est nous qui avons fait le boulot, c’est à nous de gérer ».

Vendredi 28 mars.

La capitale a subi, dans la nuit, au moins sept vagues de bombardements, les plus intenses depuis le début de la guerre. Dans la matinée, cela recommence avec violence. Dans la soirée l’explosion dévastatrice d’un missile sorti d’une usine du Texas fait 62 morts dans le quartier populaire d’Al-Shula. Le central téléphonique d’Al-Rachid est réduit en miettes, comme en 1991. C’en est fini du téléphone dans la ville.

Une guerre chasse l’autre. Opérations à l’infrarouge, arrestations d’hommes, projetés à terre, cagoulés, mains liés, tremblants. Guantanamo. Corps sans vie… La Palestine a disparu des écrans. L’armée israélienne poursuit imperturbablement sa pacification orwellienne de la Cisjordanie et de Gaza, l’assassinat ciblé des suspects, la démolition des maisons, la destruction patiente et entêtée de toute possibilité de vie sociale organisée. Un Israélien : « Nous avons pris la Cisjordanie en six jours, mais trente-cinq après, nous y sommes encore. S’ils croient qu’ils vont pouvoir s’en débarrasser en six mois ! ». Les « territoires occupés » centuplés à l’échelle de l’événement, premières images de palestinisation de l’Irak…

Samedi 29 mars. Dans Al-Basra, des bombes guidées au laser atteignent, d’après le commandement central américain au Qatar, un bâtiment où quelque 200 membres du parti Baath sont réunis. Il faut « éradiquer le Baath ».

Premier attentat suicide, à Al-Najaf. Au même moment, sur une base militaire improvisée dans le Sud, un soldat fraîchement débarqué, est tellement harnaché et chargé, qu’il tombe en arrière, impuissant comme une torture sur le dos. Il faut l’aide de ses collègues pour être remis sur pied, comme les chevaliers médiévaux.

Près de Kerbala, des hélicoptères d’assaut attaquent la division Madina de la Garde républicaine. Pour Mario Soares, qui dénonce la violation des droits de l’homme à Guantanamo, « Quelle inégalité dans cette guerre ! On frappe un peuple que l’on a désarmé. Imaginez ce que cela peut produire dans l’esprit des peuples arabes et musulmans ! Cette guerre enfantera le terrorisme ».

À Paris, il n’y a eu que 60 000 personnes dans les manifestations contre la guerre, mais la mobilisation fut hier massive en Asie : des centaines de milliers de personnes à Djakarta et à Calcutta. Au Caire, des milliers de manifestants réclament la fermeture du canal de Suez pour interdire aux forces transférées de Turquie de gagner le Golfe.

Dimanche 30 mars.

Les marines fortifient leurs positions près d’Al-Kut. On parle de « pause dans l’avance de la colonne armée. Intoxication ? Regroupement des forces avant l’hallali ? Dix jours après les proclamations de reddition de la ville, Umm Qasr n’est pas entièrement « sécurisée ». Autrefois, on disait « pacifiée ». Images vulgaires : un homme mime le geste de pénétrer la bouche du portrait de Saddam, un autre assouvit sa soif de vengeance en savatant le visage de ce même portrait. Les soldats britanniques ont ordre de détruire les portraits officiels et ce sont généralement eux qui le font. Même de cela les Irakiens sont frustrés…

Selon l’ONU, 76.000 tonnes de nourriture ont été détruites sous les bombardements d’Al-Basra. A Zubayr, on se plaint que l’eau n’est pas rétablie. Au pays de l’eau, on doit la faire venir par bateau du Koweït… Bouteilles d’eau jetées des camions à la meute des assoiffés.

Lundi 31 mars.

Bagdad sort de la nuit de bombardements les plus violents depuis le début de l’attaque. Répulsion et fascination de ces feux d’artifices meurtriers sur la capitale. La centrale électrique du sud-est de la ville où étaient des boucliers humains est bombardée. Aux États-Unis, le reality show de la guerre produit des effets contrastés : un coup à l’estomac pour les uns, une banalisation qui finit par lasser pour les autres, la crainte encore que les enfants ne la voient comme un jeu vidéo.

En 1991, par une nuit calme d’août, au Cercle Libanais, le chanteur Nassir Shemma évoquait la guerre sur son luth duquel il arrachait le cri lugubre des sirènes, la stridence des bombes, le fracas des explosions, la terreur de la nuit, les éclairs de la peur, et dans le silences effroyable de l’après-tempête, le sourd martèlement de la souffrance. Aujourd’hui les soldats sont dans la ville… Les soldats ouvrent le feu sur une voiture à un barrage près d’Al-Najaf : 13 femmes et enfants tués… Les Britanniques se plaignent du comportement de leurs alliés : ils tirent sur tout ce qui bouge, ils gardent leurs lunettes aux verres fumés quand ils s’adressent aux Irakiens.

Mardi 1er avril.

Violente bataille près de Kerbala que la Garde républicaine aborde fortement diminuée, visée par 600 sorties aériennes, avec d’intenses bombardements en tapis des B-52 et attaques ciblées d’avions, hélicoptères et artillerie lourde.

Depuis des années, les militaires américains se sont entraînés à combattre en ville. Le Pentagone appelle cela Military Operations in Urban Terrain, dont l’acronyme MOUT signifie « mort » en arabe. À cet effet, de fausses villes ont été construites à Fort Polk, en Louisiane, ou à Hotenfels, en Allemagne. On a passé au crible l’expérience des Britanniques en Irlande du Nord, celle des Israéliens en Palestine et des Russes à Grosny. Bataille d’Al-Hindiya. Pour passer le pont, il faut prendre les rues, maison par maison. Arrestations de paysans soupçonnés d’épier les mouvements de troupes. Pour un responsable de la Croix rouge, c’est l’horreur près d’Al-Hilla : 39 morts et plus de 300 blessés avec les bombes à fragmentation. Les enfants vietnamiens, laotiens et cambodgiens encore aujourd’hui, plus de vingt cinq ans après la bataille, déchiquetés par ces engins qu’ils ont nommées des bombies : cela sonne comme le nom d’un jouet, mais c’est vraiment diabolique…

Des officiers étasuniens paradent sur les écrans avec davantage de décorations sur la poitrine que des généraux d’opérette. « Bagdad sera-t-il un nouveau Stalingrad ? » s’interroge un général français. « La tradition américaine, dit un autre général, c’est le déferlement de puissance, le feu qui détruit tout. Ce n’est pas la guerre urbaine ».

Mercredi 2 avril.

La « pause » a été de courte durée. Double percée du corps expéditionnaire étasunien vers Bagdad. Dans les environs de Kerbala, la 3ème division d’infanterie parvient à contourner la ville, dernier verrou d’importance sur la route de la capitale. Il y aurait 500 morts dans la prise du pont sur l’Euphrate. De son côté, la 1ère division des marines s’empare d’un pont stratégique sur le Tigre, près d’Al-Kut et doit repousser deux furieuses contre-attaques irakiennes.

Saddam lance un appel au jihad. Dans L’Exorciste, célèbre film des années 1970, Satan surgit de fouilles en Irak du nord pour s’emparer d’une fillette dans une paisible petite ville des États-Unis. Il s’ensuit une terrible bataille entre le Bien et le Mal. Dans une semblable petite ville aujourd’hui, des enfants et des vieilles dames habillent les arbres d’un ruban jaune en signe de soutien aux soldats.

Jeudi 3 mars.

Al-Najaf : barrant la rue qui mène au Seuil sacré de l’Imam Ali, une foule compacte, unie dans un seul cri sourd, avance face aux soldats de la coalition en armées. Les soldats reculent,. En juillet 1994, le père Thomas, vicaire de la cathédrale latine de Bagdad, chrétien irakien venu pour la première fois de sa vie en pays chiite, craignait de poser le pied sur la place de la muhafadha de Kerbala, où il fallait demander l’autorisation pour circuler dans la région. Nous partîmes ensuite pour le but de notre visite, les restes d’une église chrétienne près du palais d’Al-Khudhayr. Le site éati jonché de douilles d’obus de chars.

Du côté d’Al-Kut, des éléments des divisions Al-Madina, Nabuchodonosor et Bagdad opposent encore une résistance farouche, après une contre-attaque qui semble avoir mis, un moment, les Marines en difficulté. Des centaines de soldats irakiens ont été tués dans la bataille.   Toute la journée, la banlieue sud de Bagdad a subi des pilonnages de B-52. Du côté de l’aéroport, c’est la division Hammurabi qui était en place et s’opposait à la progression de la 3ème armée. Là aussi, des centaines de soldats irakiens périssent. Dans la nuit, l’aéroport est en partie conquis. Pour la première fois depuis le début de l’agression, l’électricité est volontairement coupée. Nuit noire sur Bagdad qui renforce l’inquiétude de l’attente. Dans le Nord, bombardements aériens de Khazer tandis qu’avancent vers Kalak des groupes de peshmergas, sur le vaste plateau où le blé et l’orge commencent tout juste à reverdir.

Richard Perle confie à un journaliste français, avec l’élégance verbale qui lui est coutumière : « N’ayant pas adhéré au club, la France ne va pas s’inviter au dîner du club »… Au club, on se dispute déjà les contrats juteux de reconstruction de ce que l’armée des États-Unis est en train de détruire. On fait, dans les plans du futur Irak made in USA, la part belle, parfois même sans appel public d’offre, à des sociétés qui, à l’instar de Halliburton naguère dirigée par Dick Cheney, sont proches de l’équipe de George W. Bush…

Vendredi 4 avril.

Après de violents combats à l’aube, la 3ème armée d’infanterie annonce la prise de l’aéroport qu’on rebaptise… Selon un officier irakien responsable des batteries de lance-roquettes Volka Sam-3 dans ce secteur, les forces irakiennes parvenaient jusque là à déplacer ses lanceurs et à échapper ainsi aux repérages et au tirs adverses et arrivaient à faire mouche sur des avions de la coalition. Mais ce jour là, son général a disposé ses trois brigades, soit 10.000 hommes, de façon statique. Pour lui 3.500 soldats sont écrasés sous les bombes, et ceux qui ont survécu prennent la fuite. Devant la résistance suicidaire des soldats irakiens, un militaire étasunien s’écrie : « Qu’ils se rendent, nom de Dieu ! Moi, j’en ai marre de les tuer ! »…

Dans la tchaïkhana de la rue d’Al-Rachid, sous le portrait du peintre Mohammed Sidqi al-Zahawi qui fut, avec Maaruf al-Russafi, un des grands poètes des années vingt, un vieux monsieur se débarrasse en juillet 1991 d’une photo de Djamila Bouhired qu’il gardait sur lui depuis plus de trente ans. En ce lieu les joueurs de backgammon poussent aussi imperturbablement leurs pions, indifférents à l’apparition de Saddam Hussein sur l’écran comme aux nouvelles de l’approche du corps expéditionnaire.

Les navires de guerre des États-Unis franchissent toujours le canal de Suez. L’avocat Hamdan al-Salahi demande de les arrêter. Hosni Mubarak refuse. C’est la fin de la prière à Al-Azhar, avec ce spectacle hallucinant d’une foule le front à peine relevé du sol, s’élance en hurlant sa colère, à deux doigts de l’émeute.

Samedi 5 avril.

Le général chaleur arrive. La 101ème division aéroportée lance un violent assaut sur Kerbala pour « sécuriser » les arrières de la colonne vers Bagdad. Bataille de rues, maison par maison. Même chose dans Al-Basra où les forces britanniques mènent des raids sans toutefois pouvoir encore atteindre le centre de la ville « pour préserver les civils », nous dit-on. Qu’ont encore souffert ces foules vues tourbillonner à la tombée de la nuit dans les travées du souk d’Al-Hunud ?

Plusieurs corps de la 3ème division d’infanterie opèrent des incursions terriblement dévastatrices à partir de l’aéroport, dont l’une dans le quartier du Yarmuk entre 5 h et 8 h du matin. Impossible de réduire à des raisons militaires de lutte contre la Garde républicaine ou la crainte de tirs hostiles de partisans en tenue civile, les frappes indiscriminées lors de ces raids : on massacre tout ce qui bouge, passants comme véhicules, on ravage tout ce qui est à leur portée, tout bâtiment suspect d’abriter un tireur embusqué, et cela dans une orgie de tirs massifs avec des colonnes doubles formées de 40 à 50 blindés appuyés par des forces aériennes. La marche apocalyptique de ces « colonnes infernales » - tel est leur dénomination officielle - produit, avec les pertes énormes provoquées, cet effet recherché de terreur délibérée, cette fois nommé « choc et effroi », qui finit par désorganiser la résistance d’un armée épuisée, en suscitant la dispersion des unités qui ont survécu à l’anéantissement par des bombes à effet de souffle puis la liquéfaction des unités restantes à l’approche du combat.

Des journalistes qui visitent peu après le quartier palestinien près d’Al-Dura sont effrayés des destructions faites dans ce lieu où n’existait aucune activité militaire. Il s’agit probablement de faire la démonstration aux populations civiles que toute résistance armée lors de l’entrée dans la ville entraînerait des destructions massives sur les quartiers.

Dimanche 6 avril. Des convois de char et de blindés ont traversé l’Euphrate très tôt le matin pour prendre position autour de Bagdad. La capitale est encerclée et de violents combats se déroulent intra muros.

Des chars britanniques ont pénétré dans le centre d’Al-Basra où ils rencontraient des poches de résistance éparses. Dans la soirée, le PC américain du Qatar annonce la prise de Kerbala au cours de laquelle 400 Irakiens auraient été tués, mais il y a toujours des poches de résistance. Violents combats à Khazer entre peshmergas et armée irakienne. Bavure au Kurdistan où l’aviation bombarde des forces spéciales et des peshmergas, parmi lesquels Wajih Barzani, frère de Massud.

Lundi 7 avril.

Le corps expéditionnaire étasunien lance, au matin, un raid d’importance dans le centre de Bagdad et s’empare de plusieurs bâtiments clés du régime dont le Palais de la République, où l’on hisse une bannière étoilée… De très violents combats ont lieu toute la journée. Les hôpitaux de la capitale, démunis de tout, voient arriver des blessés en masse, les chirurgiens sont débordés. Aux gesticulations de Muhammad Saïd al-Sahhaf affirmant contre toute vérité que les attaques sont repoussées et qu’il n’y a aucune présence des troupes américaines dans la ville, on mesure la gravité du désarroi. Quatre bombes guidées par satellite s’abattent successivement sur un restaurant d’Al-Mansur où Saddam  aurait été vu. Un homme jeune, fou de douleur cherche sa femme et son fils aux abords fumant du cratère…

Dans le port d’Oakland, en Californie, on manifeste devant le siège d’une société transportant du matériel de guerre destinée à l’armée en Irak. La police charge brutalement et ouvre le feu : 12 manifestants blessés et 30 personnes arrêtées.

La ville d’Al-Basra est sous contrôle britannique. La presse annonce la mort du demi-frère de Saddam, Ali dit « le chimique », dans le bombardement de sa villa d’Al-Basra. Ahmed Chalabi, arrivé sur une base militaire près d’Al-Nasiriya, déclare que « les Américains doivent rester là au moins deux ans ». Tandis qu’à Belfast, les copains et coquins, George W. Bush et Tony Blair, se partagent l’Irak au compas, le ciel de Bagdad flamboie derrière les palmeraies.

Mardi 8 avril.

La vue sur le Tigre est toujours aussi splendide de l’hôtel Palestine. Sous ses fenêtres, se déroulent de violents combats dans le complexe du Palais présidentiel, juste de l’autre côté du fleuve, avec intervention de chars Abrams et de l’aviation. Un tank manœuvre sur le pont d’Al-Jumhuriya. Un autre, en contrebas, vise ostensiblement le local d’Al-Jazira et le journaliste sur place, un Palestinien, est tué. Le canon d’un autre char parcours visiblement la façade de l’hôtel Palestine, se détourne un moment mais revient, fini par s’immobiliser sur une fenêtre puis tire, blessant un Espagnol et un Ukrainien qui succomberont de leurs blessures. Terreur et effroi chez les journalistes. On distingue des détonations en provenance de la rive occidentale tenue par des groupes feddayin de Saddam Hussein désorganisés. Les Marines s’emparent de l’aéroport d’Al-Rachid où ils ont rencontré une dure résistance. Durs accrochages dans le quartier d’Al-Mansur. Afflux de blessés dans les hôpitaux. La ville est privée d’eau et d’électricité.

Muhammad Saïd al-Sahhaf dont la presse avait fait le bouffon du roi a disparu des lieux. Les responsables se sont volatilisés. La terrible menace que l’Irak faisait courir au monde s’évanouit dans un hôtel… Les caméras se rabattent sur Oday al-Tay, la bête noire des journalistes étrangers. Il lance, quand on lui demande ce qu’il pense des Américains : « Qu’ils aillent en enfer ! ».

Le général Mahir Sufian al-Takriti, soupçonné d’avoir monnayé la cessation du combat de 10.000 soldats de la Garde républicaine spéciale, quitte l’Irak à bord d’un avion militaire américain, accompagné du général Ali Abd al-Rachid al-Takriti qui aurait informé les Américains des mouvements de l’armée irakienne et du commandant des feddayin de Saddam dont on dit qu’il aurait envoyé ses troupes dans un guet-apens.

Les pillages commencent dans Al-Basra. Sur RTBF, un bouclier humain qui pensait protéger une usine d’épuration d’eau bombardée confie :  « Ils n’hésitent devant rien ! »

Mercredi 9 avril.

Dans la nuit, le corps expéditionnaire a progressé et traversé Madinat Saddam sans résistance. La veille, un responsable de la milice du Baath, venu dans le quartier pour organiser la bataille, avait compris que la débandade avait commencé. C’est sur un coup de feu, tiré vers 18 heures, qu’il interprète maintenant comme un signal, que les hommes des services de renseignement s’étaient dispersés…

Comme sortis d’un match de foot, torse nu et le tee-shirt sur la tête, une dizaine d’adolescents précède au trot le char d’une colonne arrivé par l’avenue d’Al-Saadun. Les soldats investissent le hall de l’hôtel Palestine : des enfants éclatent en sanglots sous le regard terrifié et ahuri de leurs parents. En août 1991, Faris manifestait sa colère à Bagdad : « Je suis écœuré par leur bêtise. Tout le monde s’attend à ce que l’on pende Saddam ! Comme s’il s’agissait d’un western ». Aujourd’hui, la mise à mort du tyran se prépare sur la place d’Al-Firdaws.

Une autochenille avance. Une corde passée au cou de la statue, inaugurée il y a presque un an… Elle est encagoulée par des soldats d’une bannière étoilée pour la pendaison, à la manière du KKK, ceci pour le public des États-Unis. Sur un ordre, les soldats ôtent ensuite cette cagoule pour nouer à la statue un drapeau irakien en cravate. Premier essai pour l’abattre, mais elle résiste. Trop courte, la corde casse. Une trentaine de badauds, acheminés pour l’occasion par les fourgons de l’occupant et ayant troqué la tenue militaire pour l’habit civil, reculent. Bras croisés, mains derrière le dos, ils regardent… Ni cris de joie, ni gestes… Tout semble figé. On attend la mise à mort... On apporte des masses. Cela ne suffit pas. Il faudra tirer le monument avec un câble. La scène est prise en plan serré par des caméras pré-positionnées, et légendée « Images télévision américaine ».

Tout cela n’a rien de l’explosion de joie populaire promise. Rien à voir avec les foules de Paris en liesse du 25 août 1944. Rien avec les 200.000 personnes qui applaudirent au déboulonnage de la statue de Staline à Budapest le 22 octobre 1956…

Première sortie d’un journaliste français de l’hôtel Palestine, enfin débarrassé du murafiq, le sempiternel guide interprète, mais il doit vite déchanter et sent les limites de sa liberté de mouvement au premier barrage des marines : « J’ai compris. Maintenant, les maîtres de l’Irak, ce sont les Américains… ».

Jeudi 10 avril.

Bagdad ville ouverte laisse voir, dans les squares, des batteries anti-DCA et du matériel militaire intact. Des unités entières de l’armée se sont débandées. Images de guerre esthétisées : dans les fumées de la débâcle, un galop d’étalons en liberté… La capitale est livrée aux pillards. L’insécurité s’installe. Ministères en feu, villas, ambassades mises à sac. Scènes de pillage de l’hôpital Al-Kindi : les membres du personnels se battent à mains nues, sous l’œil impassible des soldats. Barrages des troupes d’occupation : un soldat tué dans une attaque-suicide, une voiture qui s’approche un peu vite explose d’un obus de tank. Violents combats d’arrière-garde avec des groupes irakiens dans l’ouest de la ville. Des mujahidin, les volontaires arabes faiblement armés, abandonnés à leur sort, opposent une résistance farouche dans plusieurs quartiers comme Al-Wazirya, Al-Adhamiya ou Al-Mansur. L’infanterie aidée d’avions et d’hélicoptères les pourchassera plusieurs jours, opérant, selon des témoins rentrés de Bagdad, un véritable massacre. Dans la ville sainte d’Al-Najaf, Abdel Majid Al-Kho’y, responsable chiite favorable à l’intervention militaire, est tué à peine retourné d’exil. Premier assassinat du nouvel Irak.

Kirkuk et Mosul tombent aisément aux mains des Kurdes qui vont vite s’effacer le lendemain devant les corps spéciaux après plainte des Turcs.

Une liste de 55 responsables irakiens les plus recherchés est imprimée sur des cartes à jouer à leur effigie. The game is not over…

Vendredi 11 avril.

« Nous bombardons le Paradis ! Les lieux fondateurs ont toujours été le siège de grands affrontements », écrivait Michel Serres début février 1991. Ce jour, pillages et règlements de comptes se poursuivent à Mosul, Kirkuk et Bagdad, où le Musée national, de nombreux ministères et de grands hôtels sont mis à sac. Juste au-dessus de la réplique de la porte monumentale d’Ishtar, le trou d’un obus de char. Vient un immense regret, celui de n’avoir pu visiter le musée qui était fermé en juillet 1991, avec l’essentiel de ses collections mis à l’abri. « Un sentiment de frustration résultant de décennies de répression », explique Donald Rumsfeld qui plaisante sur le thème d’un même vase montré en boucle par les télévisions. « C’est notre histoire qu’on assassine » soupire un vieil homme. Hier les Mongols détruisirent le Bayt al-Hikma, jetant dans les eaux du Tigre qui devint noire de leur encre des trésors de la connaissance humaine patiemment accumulés… Mais c’étaient des barbares : ils ne prétendaient pas libérer l’Irak et lui apporter leur civilisation, les « valeurs universelles ». Le sentiment de la volonté de détruire les traces du commencement, un enracinement profond dans l’Histoire…

La rue à Amman. Un violent sentiment de trahison : Saddam est parti sans combattre… En 1991, Fawwaz, un Libanais de Paris, n’était pas le seul à reprocher à Saddam de n’être pas allé mourir sur la frontière du Koweït. Il aurait aimé une conduite héroïque. Aujourd’hui, le sentiment est redoublé. C’est comme un mirage. La guerre semble n’avoir jamais eu lieu… Elle a débuté par un déluge : 725 missiles de croisière tomahawk et 23.000 bombes ont été tirés dont les 2/3 étaient guidées. À raison de 1.000 bombes par jour. Puis l’impression de l’absence de résistance. En tout cas, la guerre se termine sur une béance, laisse sans voix devant cette mascarade de « guerre de libération ». Selon un général d’aviation français, « L’adversaire des Américains se trouve aujourd’hui enfermé dans une voie sans issue. Il reçoit des coups meurtriers sans pouvoir les rendre ; dans la plupart des cas, il n’a même pas la possibilité de se défendre ou de livrer combat : il n’a finalement le choix qu’entre capituler et être détruit ». Mais si, comme dans la dans la Pologne de 1939, une partie au moins de l’arme ou des forces gouvernementales était passée, avec armes et bagages, à la clandestinité ? Maintenant le vide immense du pouvoir, l’image de ces palais vides dans lesquels avancent des chars, enfonçant le clou de l’humiliation…

L’Iranien Khamenei appelle l’opposition irakienne à ne pas commettre l’infamie en collaborant avec les troupes d’occupation. Le président W. Bush somme la Syrie de fermer son territoire aux fidèles du régime irakien et de livrer ceux qui s’y seraient déjà réfugiés.

Samedi 12 avril.

L’aviation américaine concentre ses bombardements sur Tikrit. On visite les palais vides d’Al-Basra, ses commissariats, ses prisons, ses salles de torture. Tout le monde savait que le régime irakien était cruel et terrible, que la répression du soulèvement de février 1991 avait été impitoyable, que tout opposant risquait la prison voire la mort.

En juillet 1991, dans le quartier palestinien proche d’Al-Dura, Amr racontait son périple d’exil : enterré vivant à Beyrouth, tenu pour mort et dégagé seulement au bout de trois jours ; combattant dans la guerre avec l’Iran, une guerre de tranchée, terrible ; la guerre du Koweït, isolement total, bruit d’enfer des bombardements pendant six semaines, avec une ration dérisoire… Quelques jours après le raid terreur du corps expéditionnaire américain, le 5 avril, dans ce quartier, les Irakiens arrivés dans les bagages des troupes d’occupation regroupent ces Palestiniens, traités d’« invités de Saddam », dans des camps de toile. Transbahutés de camp en camp… Cela finira-t-il un jour ?

Plus de 500.000 personnes manifestent en Espagne contre la guerre en Irak, à peu près autant à Rome. Ailleurs en Europe, le mouvement s’essouffle.

Dimanche 13 avril.

La vague des pillages déferle, telle un ras de marée. Sous le regard indifférent des troupes d’occupation. Seul le ministère du Pétrole est bien gardé. Les habitants des quartiers se constituent en milices pour se préserver. Dans les mosquées, des appels sont lancés pour restituer les biens. Avec la presse internationale omniprésente dans la ville, le sentiment est que tout est fait pour que les irakiens apparaissent comme des sauvages, des « bougnoules ». Ces images vont s’imprimer à jamais dans la mémoire, servir à justifier l’occupation Il n’y pas personne pour rappeler ce qui advint dans les rues de New York au cours de l’été 1977 quand cette ville fut victime d’une panne d’électricité ! Deux jours durant, elle connut une explosion de pillages, de vols, d’agressions à main armée et de crimes en tous genres. Mais à 25 ans de distance, ce n’est plus un événement…

On n’a toujours pas trouvé d’armes prohibées. Seulement des fausses pistes vite démenties. Pourtant, George W. Bush, imperturbable, assure qu’« il y a des armes chimiques » en Irak. Une blague court dans les milieux irakiens : la seule arme de destruction massive en Irak, c’était Saddam…

Lundi 14 avril.

Au 26ème jour de la guerre, le Palais présidentiel de Tikrit est aux mains du corps expéditionnaire. Le berceau du régime tombe. C’est la deuxième fin symbolique de la guerre. Cette fois, on parle à l’opinion arabe et les premières images sont transmises en exclusivité sur Al-Jazira.

Les pillards s’attaquent à la Bibliothèque nationale, comme à de nombreux musées et bibliothèques, aujourd’hui en feu. C’est un patrimoine immense qui part enfumée, à jamais perdu.

Mardi 15 avril.

Reddition des 16.000 hommes de Muhammad Al-Jarawi, commandant de l’armée irakienne dans la province d’Al-Anbar, qui contrôle la frontière avec la Syrie. On voit des casernes pleines de tanks inutilisés près de Tikrit. Il est clair que ces troupes n’ont pas fait mouvement et n’ont été engagées dans aucune bataille.

En août 1991, on ressentait à Bagdad la résolution de l’ONU « pétrole contre nourriture » comme un mandat colonial. « La colonisation n’est pas terminée, s’exclamait le peintre Jamil Hammudi, qui fut dans les années 1980 attaché culturel à Paris. C’est difficile de le dire aujourd’hui, mais elle est toujours là ». Que peut-il pu éprouver en voyant son pays occupé pour de bon ? *

Une fusillade impliquant des soldats américains, sur une place de Mosul où le gouverneur autoproclamé prononçait un discours proaméricain, fait douze morts et des dizaines de blessés, selon les autorités médicales locales. L'incident provoque de vives réactions anti-occidentales. À Warka (Our), 80 représentants de l’opposition irakienne, réunis sous l’égide des États-Unis, adoptent une déclaration en treize points, préconisant notamment un système gouvernemental « fédéral et démocratique ». Colère d’un marchand de journaux tunisien, Paris XIXème : « Quelle démocratie, pour qui nous prennent-ils ? ». À deux pas de Warka, dans la ville d’Al-Nasiriya, 20.000 manifestants - en majorité chiites - protestent contre cette rencontre présidée par le général américain à la retraite Jay Garner et contre l’occupation des troupes de la coalition.

En 1992, à la frontière jordanienne, un douanier irakien lançait, en égrenant son chapelet, dans un rire furieux contre les pays arabes : « Ils tomberont tos comme les perles d’un chapelet ! »

 

* Jamil Hammoudi est décédé au début de l’été 2003. D’autre personnes également citées dans cette chronique sont également décédés avant lui : le père Thomas en 1996 et Mustafa Al-Mukhtar en 1998

 

 

 

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