Roland Laffitte vient de
coordonner le numéro spécial des Cahiers de l’Orient «L’Irak est détruit.
Et après?»*.
Il décrypte les attentats de Bassorah.
LES FAITS
Une série de cinq attaques contre des postes de la police irakienne, dont
trois à Bassorah, à 550 km au sud de Bagdad, et deux à Zoubareï, à 25 km
de Bassorah, ont fait au moins 68 morts et 98 blessés hier. Quatre
militaires britanniques ont été blessés, dont deux grièvement. La ville
portuaire du sud de l’Irak est sous contrôle britannique. A Falloudja,
dans le «triangle sunnite», des affrontements ont en outre fait rage
pendant quatre heures entre marines et insurgés.
— Comment interpréter ces attentats à Bassorah, relativement épargnée
jusqu’à présent?
— On ne parle plus d’Irak aujourd’hui mais de chiites, de sunnites, de
Kurdes et on commet une grande erreur. A force d’avoir découpé les gens en
morceaux, on ne comprend pas qu’ils agissent de concert. Or les Irakiens
sont des Irakiens. La plupart des familles ont une branche chiite et une
branche sunnite. Ce n’est pas une juxtaposition de confessions et de
peuples. A part les Kurdes, ce ne sont pas des communautés séparées. Les
Irakiens, en tant que peuple arabe, ont été brimés par la coalition.
— Faut-il parler d’actes terroristes ou de résistance?
— Je pense qu’on peut parler de résistance quand un peuple est envahi
et attaqué chez lui. Le cœur de l’armée et des services sunnites, passé
par pans entiers à la clandestinité, a enclenché la résistance. Les
chiites dans le sud, divisés au moins en quatre familles différentes, ont
temporisé avant d’agir, s’assurant que l’ancien régime était bien liquidé.
— On a le sentiment que la résistance s’étend et se fortifie?
— Cette extension date de Falloudja. La population de Bagdad a fait
une marche sur Falloudja, toutes populations confondues. A ce moment-là,
les Américains ont mis hors la loi Moqtada Sadr et c’était le meilleur
moyen d’enflammer une révolte armée dans le sud, jusque-là tranquille. Le
coup de départ n’a pas été le chiisme mais Falloudja assiégée, symbole de
la résistance irakienne. Bassorah n’en est que l’extension.
— La résistance réussira-t-elle à faire plier Blair, qui parle de
«terroristes aux abois»?
— Blair est encore plus têtu que Bush. La question est politique. Les
Britanniques ne plieront pas. Entre-temps, cela fortifie la résistance
irakienne. Quant à la formule déclamatoire «terroristes aux abois», elle a
été utilisée mille fois comme baroud d’honneur. En Algérie, il a duré cent
trente ans.
— Vous avez coordonné un numéro qui tente d’expliquer les raisons de
cette guerre. Qu’en avez-vous conclu?
— Premièrement, les Américains veulent s’installer dans la région:
c’est la clé des voies entre l’Europe et l’Asie. Il faut empêcher une
liaison directe entre les deux puissances et leur jonction. L’Irak est
donc stratégique pour des raisons de communication. Deuxièmement, la
région contrôle les 70% des richesses pétrolières de la planète. Qui
contrôle le robinet du pétrole contrôle le monde. En effet, les Européens
sont dépendants du Moyen-Orient à 40%, le Japon à 70% et la Chine va
l’être à 50% au moins. Troisièmement, c’est une région instable et, pour
la maîtriser, il fallait s’installer là avec Israël comme avant-poste.
Cela a été fait en plusieurs étapes, mais cette fois le pas est franchi.
— Mais ils ont manifestement fait une erreur de lecture?
— Une erreur de lecture qui provient de la prétention, de la
suffisance des gens qui ont un esprit missionnaire. Exactement comme en
Algérie où ils ont pensé qu’ils allaient être accueillis et y rester
éternellement en apportant la civilisation... Ça cache des besoins
d’empire qui mènent à une situation où les Américains doivent être
agressifs car leur empire repose sur une contradiction. Nous ne sommes
plus en 1945 où ils s’appuyaient sur une domination économique, financière
et culturelle écrasante. Aujourd’hui, leur culture est contestée et ils
sont complètement dépendants financièrement du monde. Ils doivent montrer
qu’ils dominent le système.
— Quel avenir entrevoyez-vous pour l’Irak?
— Les Etats-Unis sont là pour longtemps. Des experts disent qu’il
faudrait rester militairement avec au moins 150 000 hommes pour dix ans!
S’ils partaient, ce serait contraints et forcés, et catastrophique pour
eux. C’est la clé du leadership américain
Kyra Dupont
Troubetzkoy
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