TEXTE |
ATROCES RÉVÉLATIONS SUR LA GUERRE DU GOLFE
Armes radioactives contre l’« ennemi irakien »
|
étude menée juillet 1994-février 1995 avec Naïma Lefkir-Laffitte, parue dans Le Monde diplomatique, avril 1995
|
PLUS de quatre ans après la fin du conflit du Golfe, le blocus maintenu contre l’Irak fait chaque jour de nouvelles victimes, dans l’indifférence générale. Ce que l’on sait encore moins, c’est que les armes utilisées durant cette « guerre propre » continuent de tuer. On apprend maintenant qu’il y avait de l’uranium appauvri dans certaines munitions utilisées pour la première fois sur le champ de bataille : la poussière produite quand ces projectiles frappaient et incendiaient les véhicules était radioactive et très toxique. De nombreux civils ayant recueilli des cartouches usées souffrent de graves déficiences. Ces révélations jettent une lumière inquiétante sur les guerres que l’Occident pourrait mener à l’avenir dans le tiers-monde. (La Rédaction du Mode diplomatique)
Durant la guerre du Golfe, les militaires irakiens furent frappés de stupeur en voyant leurs chars T-72 détruits par des projectiles très rapides tirés en particulier par les canons des M1A1 Abrams, dont la portée était supérieure de plus de 1.000 mètres à celle des leurs. Ils ne savaient pas encore que les troupes américaines utilisaient des munitions à uranium appauvri. Depuis les années 70, l’industrie emploie l’uranium appauvri (UA) pour sa résistance et sa forte densité. Mais c’était la première fois qu’il était fait usage de munitions de ce type sur un champ de bataille. M. William M. Arkin, président de l’Institut pour la science et la sécurité internationale de Washington, estime à 940.000 le nombre de cartouches de 30 mm contenant chacune 300 grammes d’uranium appauvri tirées par les avions A-10 Thunderbolt et à 4 000 le nombre d’obus de 120 mm en contenant 1 kg tirés par les chars, ce qui permet d’évaluer à 300 tonnes l’ensemble de cet uranium lâché sur l’Irak et le Koweït.[1] Officiellement, la toxicité de l’uranium appauvri est faible : chimiquement, il est un poison comparable aux autres métaux lourds comme le plomb ; quant à sa toxicité radiologique, elle correspond à la moitié de celle de l’uranium naturel. Des précautions élémentaires devraient donc suffire à se prémunir des risques d’exposition aux blindages ou aux munitions. Cependant, la publication, en novembre 1991, d’un rapport confidentiel sur la guerre du Golfe par l’Autorité britannique de contrôle de l’énergie atomique au gouvernement jette un sérieux doute sur cette sérénité : « Il est certains endroits, peut-on lire dans ce document, où suffisamment de salves ont été tirées pour que la contamination des véhicules et du sol excède les limites permises et présente un risque à la fois pour les équipes de nettoyage et la population locale [...]. Il serait imprudent pour elles de rester à proximité de grandes quantités d’UA pendant de longues périodes, et cela concerne évidemment les gens qui collectent ce métal lourd et le conservent. »[2] Le rapport souligne aussi que le danger le plus grave provient de la poussière d’uranium produite quand les projectiles frappent et incendient des véhicules. Si les particules sont inhalées, elles peuvent entraîner « une dose inacceptable pour l’organisme » . Lors de l’impact, une forte proportion de la masse du métal se transforme en aérosol dont les fines particules, facilement emportées par les vents, sont aisément absorbées, chimiquement toxiques pour les reins et radiologiquement dangereuses pour les poumons. Quand ils évoquaient la menace pour les populations, notamment pour les villes de Bassorah et de Koweït, les experts britanniques estimaient à 40 tonnes l’uranium appauvri utilisé, une quantité bien inférieure à la réalité. Dès mai 1991, le docteur Siegwart-Horst Günther trouvait au bord de l’autoroute Bagdad-Amman des projectiles ayant la forme et la taille d’un cigare, qui retinrent son attention à cause de leur poids inhabituel[3]. C’est dans cette région que des colonnes de réfugiés et des transports avaient subi les attaques d’avions A-10. « Plus tard, raconte le docteur, rencontré à Bagdad en juillet 1994, il m’arriva de voir des enfants jouer avec ces projectiles. Une petite fille qui en possédait douze est morte de leucémie. » Un de ces objets analysé en Allemagne présentait un taux de radiation de 11 microsieverts par heure, une dose assez faible[4]. Pourtant, le projectile fut saisi par la police allemande et, sur plainte du parquet de Berlin, le docteur Günther fut condamné le 15 janvier 1994 à une amende de 3.000 marks pour « mise en circulation de matériaux radioactifs faisant courir un risque pour la santé » . Le professeur Günther fut très tôt alerté par le nombre élevé d’enfants irakiens hospitalisés présentant des symptômes comme la perte de cheveux, des saignements et, fait plus troublant, des ventres gonflés attribués à un dérèglement du foie et des reins ; il fut également surpris par le nombre de patients, pour la plupart originaires du Sud, atteints de leucémies et de cancers. Ces cas étaient-ils liés à la toxicité chimique et radiologique des munitions utilisant l’uranium appauvri ? Au départ, les médecins irakiens furent extrêmement réservés face à une telle hypothèse. Mais la généralisation des cas déjà cités et des malformations à la naissance ont conduit, le 13 janvier 1995, la représentation irakienne aux Nations unies à adresser une note au Comité international de la Croix-Rouge pour protester contre l’usage d’armes d’un tel type. Aux États-Unis, dès 1991, des anciens combattants de la guerre du Golfe affirmaient souffrir de fatigue, de perte de mémoire, de douleurs, de chute de cheveux, de problèmes intestinaux et cardiaques. Selon eux, de tels symptômes « étaient causés par le contact avec des produits contaminants liés à la guerre tels que fumée du pétrole, pesticides, [...] radiations provenant d’armes à l’UA ». Ces maux furent appelés « syndrome de la guerre du Golfe ». Le docteur James Holsinger, sous-secrétaire à la santé au Veterans Affairs Department, dut reconnaître, en juin 1993, que des anciens du Golfe souffraient de « maladies inconnues ».[5] Une émission diffusée en février 1994 sur la chaîne NBC[6] présenta deux cas de contamination probable par l’UA. Le premier est celui du sergent Daryll Clark, qui raconte comment son groupe se trouva à proximité de chars irakiens quand des A-10 les détruisirent avec des obus de 30 mm. Sa petite fille naquit après la guerre avec des angiomes et une absence de thyroïde qui, selon les médecins de l’armée, pourraient être dus à l’exposition du soldat à l’UA. Le deuxième cas est celui de l’infirmière Carol Picou, dont l’antenne médicale fut également prise dans la fumée provenant de ces chars irakiens. Pour son médecin, le docteur Thomas Calendar, spécialiste de l’exposition aux substances toxiques et aux radiations, son cas présentait une très grande similitude avec ceux de personnes ayant ingéré des produits radioactifs. En réponse à cette campagne, l’armée américaine dut reconnaître que l’uranium appauvri pouvait présenter des dangers. Il fut impossible de cacher au public qu’elle avait rapatrié 29 véhicules touchés par des tirs fratricides afin de les décontaminer sur le territoire des États-Unis et que 35 soldats avaient alors été exposés à des radiations. En réponse à une étude faite par le General Accouting Office, un organisme de contrôle du Congrès, l’armée fut également amenée à avouer que les précautions suffisantes n’avaient pas été prises concernant l’usage de ces armes[7]. Le Congrès a voté en 1994 un crédit de 1,7 million de dollars pour étudier les effets à long terme de l’exposition à l’UA sur les champs de bataille. Cette enquête, dont les résultats ne seront pas connus avant 1999, ne concernera que les soldats contaminés par les tirs fratricides ou par manipulation des engins ou des munitions[8]. Elle exclut ceux qui prétendent avoir été contaminés par incendie de chars irakiens, comme c’est le cas de Daryll Clark ou de Carol Picou, laquelle fut mise à la retraite d’office en août 1993 avec une incapacité de 70 %, sans avoir subi d’examen médical pour empoisonnement chimique ou radiologique[9]. De plus, cette enquête est confiée à des institutions travaillant pour le compte de l’armée sans contrôle extérieur ni contre-expertise possible, ce qui limite singulièrement sa crédibilité. Pour le général français Pierre-Marie Gallois, l’utilisation de l’uranium appauvri est « une monstrueuse imbécillité militaire » : « Les Américains n’ont pas réfléchi aux conséquences. Voulant rendre leurs munitions plus efficaces, ils ont agi en apprentis sorciers. »[10] Pourtant, les dangers de l’uranium appauvri avaient déjà été mis en lumière. Dès 1979, à la suite de la découverte accidentelle d’UA dans les filtres à air dans le périmètre de contrôle d’une usine de la National Lead Industries (NLI) près d’Albany, une enquête fut demandée au Knolls Atomic Powers Laboratory de Schenectady. On y fabriquait des munitions de 30 mm avec uranium appauvri pour l’armée américaine ! Comme elle continuait à dépasser la limite d’émission - une radioactivité équivalente à celle produite par 387 grammes d’uranium appauvri - prescrite de 150 microcuries par mois et qu’elle pouvait présenter un risque pour les zones résidentielles voisines, l’usine dut cesser sa production en 1980 avant d’être fermée en 1983[11]. Ayant participé à cette enquête, le professeur Leonard Dietz multiplia dès 1991 les démarches pour faire connaître les dangers de ces armes. Dans une lettre au Chemicals & Engineering News , il écrivait : « Si les autorités de l’État de New York ont été préoccupées par une émission mensuelle de radiations équivalente à celle des particules dégagées par un ou deux projectiles à l’uranium, comment se fait-il que le gouvernement américain ne s’inquiète pas des effets de dizaines de milliers de projectiles tirés en quelques jours de guerre ? »[12] Pourtant, la guerre du Golfe a stimulé la fabrication de ces projectiles aux États-Unis, de nouveaux pays se sont intéressés à sa fabrication - le Royaume-Uni, la Russie, l’Allemagne et la France[13] ‒ et d’autres enfin s’en sont procurés, comme Israël, l’Arabie saoudite, l’Égypte, le Koweït et le Pakistan[14]. Il est donc difficile d’imaginer qu’un nouveau conflit où seraient impliqués des chars de combat puisse se dérouler sans utilisation massive d’uranium appauvri... Comme le remarque le général Gallois, « la guerre des chars est moralement admise ; si l’on équipe ces chars de telles munitions, cela voudra dire que la guerre chimico-nucléaire est désormais admise moralement, que la contamination par radioactivité devient normale ».
Voir aussi la note: « Qu’est-ce que l’uranium appauvri ? », parue dans le même numéro du Monde diplomatique
NOTES [1] William M. Arkin, « The desert glows with propaganda », Bulletin of Atomic Scientist, mai 1993. [2] Le rapport est cité par Nick Cohen, « Radioactive waste left in Gulf by allies », dans The Independent on Sunday , 10 novembre 1991. [3] Le docteur Siegwart-Horst Günther, professeur en maladies infectieuses et épidémiologie, est président de la Croix-Jaune internationale, une ONG spécialisée dans l’aide aux enfants. [4] Un tel taux n’est pas énorme, mais il suffit d’une exposition de la fillette en question durant huit heures à son paquet de 12 projectiles pour dépasser la dose maximale admise de 1 millisievert par an. [5] International Herald Tribune du 11 juin 1993. [6] « Dateline », sur NBC TV, le 22 février 1994. [7] General Accounting Office, Operation Desert Storm : Army Not Adequately Prepared to Deal with Depleted Uranium Contamination, janvier 1993. [8] The New Mexico Progressive Alliance for Community Empowerment & The National Depleted Uranium Citizens’Network of the Military Toxics Project, Friendly Fire : The Association between Depleted Uranium Munitions and Human Health Risks, sous la direction de Damacio A. Lopez, Sabattus, novembre 1994. [9] « Dateline », déjà cité. [10] Pierre-Marie Gallois, général de brigade (CR), auteur notamment du Livre noir sur la défense, Paris : Payot, 1994. [11] Cf. « Some consequences of Using Depleted Uranium Metal », intervention de Leonard Dietz au Forum de Jonesborough, Tennessee, le 12 novembre 1994. Il évoque le témoignage écrit du docteur Carl Johnson, un des principaux enquêteurs du National Cancer Institute, selon lequel, en 1982, soit deux ans après la cessation d’activité, « certains travailleurs de l’usine de la NLI présentaient des concentrations d’uranium dans les urines correspondant à une émision de 30 picocuries par litre ». [12] « Uranium Health Hazards », Chemicals & Engineering News du 4 février 1991, vol. 69, n° 5. [13] La France produit bien des obus en uranium appauvri, cf Bruno Barrillot, « L’utilisation militaire de l’uranium appauvri en France », Damoclès, Lyon, n° 61, 2e trimestre 1994. [14] Citizen Alert & alii, Uranium Battlefields Home and Abroad : Depleted Uranium Use by the U. S. Department of Defense, Reno, mars 1993.
|
|
Retour à la page « Presse : Iraq »
|
Retour à la page d’accueil |
pour tout contact :
|