TEXTE 

 

Le drame palestinien :

 La responsabilité de l’Occident

 

 

 Texte paru dans Témoignage chrétien le 11 mai 1991

 

 

 

 

Le simple fait qu’Israël ait représenté un enjeu de la guerre que nous venons de vivre suffirait à jeter un doute sur la prétention de contenir la Palestine dans les limites d'un « conflit israélo-arabe ».

 

La réalité est qu’« à travers Israël, c’est l’Occident qui pèse [...] de tout son poids sur le peuple palestinien » (1). L’immense responsabilité de l’Occident tient en ceci : il « n’a pas commencé à régler sa dette infinie envers les Juifs, et l’a fait payer à un peuple innocent, les Palestiniens » (2). Sans tenir aucune culture pour une entité homogène, rigide et close, nous devons dire que l’Occident n'a pas éradiqué en lui le mal qui a produit le génocide des Juifs. Car ce mal, bien au delà des Juifs, c’est la négation de l'autre.

 

Nous avons connu l’extermination des Indiens d’Amérique par les émigrés européens, les WASP ‒ White Anglo-Saxon Protestants ‒, ainsi que la traite des Noirs d’Afrique, leur déportation massive vers l’Amérique, ces Noirs dont l’Église décréta fort opportunément qu’ils « n’avaient pas d’âme » ! Jamais aucune civilisation, pour cruelle quelle fut ‒ même la mongole, tristement célèbre pour ses dévastations ‒, n’en a décimé d'autres avec une telle ampleur et une telle rage.

 

Nous avons connu la négation des Juifs, brûlés sur les bûchers de l’Inquisition médiévale sous prétexte d’avoir « livré le Christ » puis d’être la « cinquième colonne de l’Islam » ‒ mais avant eux les Cathares, premiers bénéficiaires de cette sainte institution, et ensuite et avec eux et en nombre plus grand encore, les Musulmans d’Espagne. Nous avons connu la négation des Juifs, à l’époque contemporaine déportés puis gazés dans les camps nazis sous prétexte d’infériorité absolue dans l’échelle des races ‒‒ mais avec les Tziganes et combien d'autres hommes pour leurs idées.

 

 

Les sentinelles de l’Occident

 

D’abord persécutés comme symbole de l’altérité au sein de l’Occident, les Juifs ont donc été arrachés par la démocratie universaliste à l'Orient imaginaire où ils étaient jusque là fixés. Mais c’est pour être finalement retournés contre l’Orient réel, transmués là en sentinelles de l'Occident. Et les voilà entrés en Palestine ‒ providentiellement reconnue par Théodore Herzl comme « terre sans peuple pour un peuple sans terre » ‒, sous le drapeau du sionisme et la tête pleine de la l’épopée biblique de Josué entrant dans Canaan : on ne compte pas les Jericho modernes qui, comme Deir Yassin et Kafr Kassem, furent voués à l’interdit.

 

A-t-on vraiment guéri le mal occidental, la schizophrénie du rapport à l'autre ? L’Occident démocratique victorieux du nazisme s’est lavé du génocide juif en le stigmatisant dans sa forme paroxystique chez le vaincu, désigné comme responsable exclusif. Mais le 8 mai 1945 que la France fête comme Libération du joug nazi, ce même jour, elle évacue l'extermination de 45.000 Algériens de Sétif, Guelma et Constantine par l’armée et les milices des colons sous le prétexte que la protestation nationale était manipulée par des agitateurs nazis... Ainsi se clôt la boucle des justifications.

 

LOccident et son « droit international » ont érigé le génocide des Juifs en « crime contre l’humanité ». Il en fut un, abominable. Mais conférer au génocide de l'autre annexé et érigé en symbole d’identification, l’exclusivité de cette dénomination, cela revient à évacuer et à justifier la massive et monstrueuse négation de l’autre figé dans sa différence absolue : négation d’hier, celle des Indiens et des Noirs qui se perpétue sous d’autres formes, négation d'aujourd’hui, dont les Palestiniens déracinés et déportés sont un exemple et un symbole.

 

L’œil des caméras de télévision a longuement braqué notre regard sur l'angoisse des familles israéliennes sous la menace des scuds ‒ une menace qui a pris dans la psyché occidentale une force d’évidence démesurée de sa mise en résonance avec le gazage d'Auschwitz, fiché au cœur du grand sacrifice fondateur de l’Occident contemporain. Mais cet œil a effacé la douleur des familles palestiniennes soumises au couvre-feu israélien, quand aller chercher de l'eau à la fontaine expose à la mort.

 

Il ne s’agit pas là de simple propagande de guerre. La croisade du Golfe a vu une armada technologique frapper avec une sauvagerie inouïe un pays tout entier sous prétexte d’« éviter les pertes humaines », signifiant par là que les centaines de milliers d'Irakiens sacrifiés à l'idole du « droit international » étaient bannis de l’humanité. Et l’on ne distinguait pas encore en ce temps là les Kurdes, soumis au même titre que les autres Irakiens aux bombardements de la coalition...

 

 

Sionisme n’est pas judaïsme

 

Le 10 novembre 1975, l'Assemblée générale de l’ONU « considère que le sionisme est une forme de racisme et de discrimination raciale » : insupportable offense pour la conscience occidentale, où s’est établie l’identification judaïsme/sionisme qui rend toute critique du sionisme sacrilège. Cependant, pris dans l’ivresse de ses auto-justifications, l’Occident prête peu d'attention au fait cette identification soit niée par des voix qui témoignent du sein même du judaïsme.

 

C'est le cas du rabbin Moshe Hirsch, de Jérusalem. Pour lui, « le sionisme est diamétralement opposé au judaïsme. Le sionisme veut définir le peuple juif comme entité nationale [...]. C'est une hérésie. Les Juifs n'ont pas reçu de Dieu la mission de forcer le retour en Terre Sainte contre la volonté de ceux qui l’habitent. S’ils le font, ils en assument les conséquences » (3). Son attitude s’inscrit dans la grande tradition spirituelle du judaïsme qui ne saurait justifier aucun  privilège national.

 

Dans un magnifique documentaire d’Eyal Sivan intitulé Izkor, les esclaves de la mémoire, le professeur Yeshayahou Leibovitz livre ces paroles : « Rien n'est plus commode que de nous définir par rapport à ce que les autres nous ont fait subir. Cela nous permet d’éviter de nous demander ce que nous voulons, ce que nous valons. Toutes ces horreurs nous d‚gagent de notre responsabilité [...] et nous pouvons tirer sur des Arabes dans un camp de réfugiés » (4).

 

 

Plus royaliste que le roi

 

Au lieu d'attaquer le mal à la racine, à savoir la négation de l'autre, le sionisme se love dans cette négation: pour mériter de l'Occident, il se fait plus royaliste que le roi, devient négateur acharné du Palestinien et de l’Arabe. Mais cette conduite pathologique ne saurait guérir les Juifs de la peur secrète de leur négation par l’Occident, qui perdure chez eux.

 

« La Shoah n’est pas une question pour les Juifs, mais une question pour les non-Juifs » (5), affirme encore le professeur Yeshayahou Leibovitz. Elle n'est pas en tout cas de la responsabilité des Arabes et des Musulmans, mais de celle de l’Occident, lui qui croit s’en libérer en idolâtrant le sionisme comme combattant de l'Occident sur la frontière de l’altérité absolue tracée en Palestine. Mais la fuite de cette responsabilité opère en lui comme retour du refoulé, comme culpabilité qui pervertit toute la société : toute critique du sionisme devient suspecte d’« antisémitisme », toute critique de la démocratie occidentale dans sa négation de l’autre est clouée au pilori du « tiers-mondisme », devient blasphème de l’Universel.

 

Sur le terreau fertile de la négation de l’autre par l’universalisme exclusif, se développe dans la société un climat d’inquisition sourde qui nourrit le racisme qu’elle prétend combattre. Et le Juif ‒ pas plus qu'un autre ‒ n’est épargné par cette montée du racisme, dont il pense se protéger par la puissance de réaction du sionisme.

 

Il existe ainsi une sorte de complicité diabolique entre un Occident exclusif et le sionisme, une complicité interne à l'Occident. Et comme elle a besoin, pour se lier, du feu de la négation de l’autre, la Palestine est le foyer de cette fusion: elle est le lieu symbolique où se noue, non tant le rapport entre Juifs et Arabes - nombreux sont les Juifs arrachés à la nationalité arabe et à la culture arabo-islamique -, que le rapport entre l’Occident et le Monde arabo-islamique et, bien au-delà, tous les exclus d'un Occident fermé, négateur et brutal.

 

Tout allègement momentané du sort des Palestiniens serait naturellement une bénédiction. Mais bannir l'injustice radicale qui s’enracine en Palestine exige d’éradiquer en Occident même la prétention à se considérer comme le « peuple élu » ‒ de Dieu ou de l’Universel, cela revient au même ‒, et à justifier ainsi l'interdit des autres cultures. Cela exige que se fortifient en son sein les tendances qui reconnaissent, par une plongée dans l’intériorité de sa propre culture, que l'autre est en soi et qu'il faut apprendre à vivre avec lui.

 

Nous en sommes encore loin aujourd’hui. C'est dire que n’est pas terminé le martyre de la Palestine.

 

 

 

Notes :

 

(1) Thierry Hentsh, " La responsabilité de l'Occident ", Proche-Orient, une guerre de cent ans, publication du Monde diplomatique, mars 1991.

(2) Gilles Deleuze, " Les pierres ", in Les pierres qui t'ont fait renaître, Ed. Contexte, Paris, 1989.

(3) Washington Post du 3/10/1978.

(4) " Océaniques ", FR3, le 25/3/1991.

(5) Toujours " Océaniques ". 

 

 

 

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